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1940 - La France continue la guerre
 
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La Suisse dans la FTL
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dak69



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MessagePosté le: Jeu Déc 27, 2007 16:27    Sujet du message: Répondre en citant

Voilà, c'est corrigé. La deuxième entrevue est bien le 14. Sinon, pour le commando, c'est authentique.
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dak69



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MessagePosté le: Ven Jan 25, 2008 17:12    Sujet du message: Répondre en citant

Voici un nouveau chapitre. Le texte et les dates ne sont pas définitifs, car ils dépendent de la réécriture de la chrono France de juin - juillet 1940.

Du 18 au 25 juin : l’Allemagne laisse voir son jeu, la Suisse tremble


Pour le président Pilet-Golaz, cette période fut sans doute l'une des plus difficiles de cette année 1940. En effet, aussi bien d’un point de vue militaire que d’un point de vue économique, l’Allemagne montrait toute sa puissance, devant laquelle la Confédération ne pouvait que s’incliner.
Les combats aériens, seuls engagements militaires dans lesquels les soldats suisses avaient été mêlés, trouvèrent provisoirement leur épilogue le 20 juin. Le Général Guisan restreignit les possibilités d’action de ses aviateurs à l’entraînement, laissant la défense de l’espace aérien aux seules forces de DCA, ô combien mal équipées. Ce n’est pas parce que la firme Oerlikon fabriquait des canons anti-aériens que le pays en était bien pourvu : priorité à l’exportation ! Très discrètement, les aviateurs allemands qui avaient du se poser en territoire suisse sous les coups des Me 109 à la croix blanche sur fond rouge, rentrèrent en Allemagne. Voilà de quoi calmer Goering… De toute manière, si les affrontements avec les Allemands s’étaient prolongés, les forces aériennes suisses auraient fondu en quelques jours en raison de leur énorme infériorité numérique. Ceci permit à la Luftwaffe de passer au-dessus de la Suisse sans être inquiétée, mais un incident était toujours possible, et la suite des événements allait le prouver.
Officiellement, le moral des troupes était toujours bon. Dans ses différents ordres du jour, le Général avait à chaque fois exalté la volonté de résistance, n’hésitant pas à mettre en exergue « la lutte jusqu’à la dernière cartouche, et à l’arme blanche ensuite » ainsi que la référence aux combats de libération contre les Autrichiens de 1291… Mais, dans les cercles quelque peu informés, l’on était beaucoup plus lucide. Maintenant que la France se battait désespérément pour sa propre survie, il était totalement exclu qu’elle puisse envoyer une armée entière venir secourir la Suisse. Et, dans ces circonstances, le délai nécessaire à une ou deux PanzerDivisionen pour franchir la centaine de kilomètres séparant la frontière de la capitale fédérale Berne se compterait en jours bien plus qu’en semaines, même s’il était certain que l’assaillant allemand subirait des pertes sévères à cette occasion.
La perspective de voir la Wehrmacht prendre position sur la frontière avec la France dans le Jura se précisait de plus en plus, l’évolution de la situation en France ne laissant guère de doutes là-dessus. En conséquence, le Général Guisan modifia son dispositif pour mettre davantage de troupes à l’ouest du pays, l’attaque allemande pouvant maintenant venir de cette direction. Toutefois, mais cela ne suffisait pas à rassurer l’Etat-Major, aucune nouvelle d’un plan allemand destiné à l’invasion de la Suisse n’était arrivé aux oreilles du SR.
Mais l’Allemagne avait-elle besoin de son armée pour mettre la Suisse au pas ? Elle disposait d’autres moyens, encore plus efficaces. Le 21 juin, les livraisons de charbon à la Confédération furent « suspendues », officieusement dans l’attente d’une prise de position de la part du Conseil Fédéral au sein « du nouvel ordre européen ». Le même jour, le ministre de l’Economie et vice-président de la Confédération, Hermann Obrecht, qui avait beaucoup travaillé à la préparation du pays en cas de conflit, démissionna pour raisons de santé (il devait décéder quelques semaines plus tard). Et, en attendant son remplacement, ce fut Pilet-Golaz qui dut se charger de la supervision de la négociation d’un nouvel accord commercial avec l’Allemagne, négociations enlisées comme par hasard depuis plusieurs mois. La pression était forte, très forte, et, au sein du Conseil Fédéral, les discussions sur la position à adopter furent animées, voire houleuses. Des concessions au Reich allaient être inévitables aux yeux de tous, mais leur ampleur faisait débat. Par contre, il était important d’annoncer la position du gouvernement au peuple, et, en tant que président en exercice, il appartenait à Pilet-Golaz de le faire, ce qui était prévu le soir du 25 juin. Le discours serait finalisé la veille, en fonction de l’évolution de la situation militaire en France.
Le 24 juin, de nouveaux bruits de canonnade furent entendus par les Suisses, et cette fois-ci à La Chaux de Fonds et au Locle. De toute évidence, les Français qui se trouvaient de l’autre côté de la frontière avaient affaire aux Allemands, ce qui fut confirmé dans la journée par le SR de Roger Masson : le 25e Corps d’Armée du Général Daille, qui se trouvait entre Montbéliard et la Suisse, battait en retraite vers le sud, le long de la frontière, pour chercher à se replier vers le Rhône en passant par Pontarlier puis Champagnole. Le soir, un rapport envoyé par téléphone depuis Sainte-Croix faisait état de patrouilles allemandes aperçues à la frontière. La Wehrmacht occupait-elle déjà Pontarlier ?
Dans la matinée du 25 juin, poussé par les Allemands, et voyant sa route coupée entre Pontarlier et Morteau, le Général Daille demanda à être interné avec ses troupes, ce qui fut immédiatement accepté. Plus de 30 000 soldats français ainsi que près de 15 000 Polonais faisant également partie de son corps d’armée entrent alors en Suisse, épuisés et à court de munitions, mais acclamés par la foule qui se dresse sur leur passage, criant « A bas les Boches ! », et leur réservant un accueil habituellement réservé à des vainqueurs ! De nombreux chevaux ainsi qu’une grande quantité de matériel et d’armement furent promptement récupérés par les Suisses, y compris quelques dizaines de modestes chars R35, qui firent plus que doubler le nombre de blindés du parc helvétique…
Devant la tournure prise par les événements, le Conseil Fédéral se réunit à nouveau, pour modifier encore une fois la déclaration qui devait être faite le soir même, et préféra ajourner cette déclaration au 26. La nouvelle de l’accueil fait à « la nouvelle armée de Bourbaki » avait fait faire la grimace à Pilet-Golaz, qui craignait avant tout que cette attitude du peuple suisse n’indispose encore davantage Berlin, rapidement informé par quelques-uns des 100 000 Allemands qui vivaient en Suisse. Ce fut bien sûr le cas. En effet, en fin d’après-midi, une note de la Wilhelmstrasse fut apportée par l’ambassadeur d’Allemagne, où il était demandé que la Suisse s’explique sur « le mépris qu’elle avait jusque là porté aux bâtisseurs victorieux de la nouvelle Europe et sur l’admiration aussi incroyable qu’injustifiée qu’elle avait pour les représentants vaincus des peuples inférieurs ». Ce n’est qu’au milieu de la nuit que le texte de la déclaration fut enfin prêt, et il restait encore à le traduire en allemand et en italien, ces traductions devant de surcroît utiliser des termes qui allaient plaire aux puissants voisins, tout en espérant que les Suisses sauraient faire la part des choses.
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loic
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MessagePosté le: Ven Jan 25, 2008 21:47    Sujet du message: Répondre en citant

Si je ne m'abuse, Daille commande le 45e CAF (corps d'armée de forteresse).
Par ailleurs, en FTL, la 1e DIP devrait échapper à la capture, mais sans doute pas la 2e DIP. Au final, on devrait avoir moins de 15 000 polonais capturés.
_________________
On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...


Dernière édition par loic le Lun Fév 04, 2008 18:31; édité 1 fois
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Lun Fév 04, 2008 17:58    Sujet du message: De la part de Dak69 Répondre en citant

Dak69 nous livre cette narration d'une aventure suisse au milieu du fracas de la FTL... Et il n'y a que le début....

26 juin 1940
Contrairement à un écrivain célèbre, le Général Guisan, en ce temps-là, ne se couchait pas de bonne heure. De plus, il se levait tôt. Ce matin-là, à Berne, il se trouvait dès 7 heures du matin au département militaire fédéral, lieu plus discret que le quartier général, dans une pièce un peu à l’écart, donnant sur une cour sombre.
Son premier rendez-vous de la journée était avec Bernard Barbey, écrivain (et Parisien de surcroît, quoique Suisse), mobilisé en septembre 1939 dans l’état-major du Général et promu chef d’état-major particulier depuis deux semaines.
– Voici LE dossier, Général ! annonça Barbey en lui remettant un dossier en toile marron, cacheté, marqué “A n’ouvrir que sur instruction – Très secret” et frappé de deux drapeaux tricolores entrecroisés.
– Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps avec Daille. Vous le connaissiez déjà ?
– Non, il n’avait jamais participé aux discussions. Tout se passait au-dessus.
– Lui avez-vous demandé s’il existait d’autres exemplaires ?
– Oui, bien sûr. Au sein de son corps d’armées, et même de la 8e Armée, c’est le seul. Ailleurs, il ne sait pas.
– Et pour le reste ?
– Il est d’accord. J’ai commencé à régler les détails avec un officier de son état-major.
– Bien, on verra ça plus tard. Vous lui avez transmis mon invitation ?
– Oui, il sera là pour déjeuner avec vous. Je me suis occupé de la voiture.
Le général sortit de sa poche un couteau (de l'Armée suisse, bien sûr), déplia la plus large lame et trancha vivement les sangles qui fermaient le dossier. Il tourna rapidement les premières pages, dont le texte, s’il n’était pas toujours de sa plume, avait été inspiré par lui. Il passa un peu plus de temps sur les autres, avant d’extraire toutes les pages du dossier.
– Bien que nous soyons en été, je crois qu’un petit feu nous fera du bien.
Il se pencha vers la cheminée, froissa une à une les pages du dossier et en fit un tas, avant de demander des allumettes à son chef d’état-major. Quelques minutes plus tard, le contenu du dossier était réduit en cendres.
– Et d’un. Le plus dur reste à faire. Allez souffler un moment, Barbey, nous reprendrons à 9 heures avec les autres.
Bernard Barbey alla prendre son petit déjeuner dans un café voisin, qui n’avait pas le charme de ceux de Paris, dont il avait de plus en plus la nostalgie. Pendant ce temps, Guisan recevait son chef des renseignements, le colonel Masson, qui entra immédiatement dans le vif du sujet :
– Les Allemands sont sur la frontière entre Vallorbe et Bâle. Il est probable qu’ils soient aux Rousses dans la journée, demain au plus tard. Par contre, pour entrer dans le pays de Gex, ce ne sera pas pour tout de suite. Les Français ont réactivé depuis une dizaine de jours le vieux Fort-l’Ecluse, qui commande la route du pays de Gex le long du Rhône.
– Et ils comptent bloquer les Allemands avec les quatre canons de l’autre siècle qu’il y a là, tournés dans la mauvaise direction, de surcroît ?
– Non, ils ont installé du matériel plus moderne, des 75 et des canons anti-chars, et ils ont réaménagé les alentours avec des fortifications de campagne. Et j’ai l’impression que la garnison sera renforcée avec les troupes qui descendent du Jura. Tout ça n’est que de l’improvisation, bien sûr, mais comme tous les ponts sont copieusement minés et prêts à sauter entre ici et Lyon, les Allemands devraient être bloqués un certain temps.
– Oui, jusqu’à ce qu’ils fassent le tour et remontent par l’autre côté. Et les Italiens ?
– Coincés dans les Alpes sur la frontière. Ils n’avancent pas d’un pouce.
– Jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’il faut concentrer leurs attaques sur un seul point… Et du côté de notre frontière avec l’Italie ?
– Tout est calme.
– D’après vous, combien de temps jusqu’à ce que le pays soit complètement encerclés ?
– Deux semaines. Tout dépend de la volonté des Français de résister sur le Rhône. Une fois Lyon tourné, il est probable qu’ils se retireront encore plus au sud, laissant la place aux Allemands.
– Oui… Cependant, Masson, quoi qu’il arrive, je vous demande de maintenir à tout prix, je dis bien à tout prix, les contacts avec vos correspondants alliés.
– Cela va de soi, mon Général.
– Et méfiez-vous des propos défaitistes, surtout ceux qui viennent de l’Armée !
Une fois Masson reparti, Guisan digéra ce qu’il lui avait appris. Ces indications correspondaient à sa propre analyse, même s’il pensait que les Français avaient encore une petite chance d’arrêter la Wehrmacht sur le Rhône. Deux semaines avant l’encerclement, ce serait court…
Peu avant neuf heures se présenta un autre visiteur. C’était Rudolf Minger, conseiller fédéral en charge du département militaire, qui semblait, et pour cause, ne pas avoir dormi de la nuit. Après un bref salut, il déposa sans un mot quelques feuillets sur le bureau du Général. Dès la première page, Guisan blêmit, mais sa lecture achevée, il se redressa et rendit le document à Minger avec une grimace plus expressive qu’un discours. « Et encore, je ne vous ai pas montré la traduction en allemand ! » dit Minger en schwyzerdütsch, avec une moue tout aussi expressive. Il repartit aussi vite qu’il était venu.

A neuf heures, Barbey revint, accompagné du colonel Gondard, d’un capitaine d’infanterie et d’un sergent-chef. Nous connaissons la teneur de cette réunion grâce au capitaine Pierre Rosselet. Celui-ci l’a racontée dans un cahier destiné à ses petits-enfants, qui ne leur fut remis qu’après sa mort, en 1995 :
« C’était la première fois que je voyais le Général en chair et en os, et il me semblait beaucoup moins serein que sur les photographies des journaux. J’avais été amené là par le Colonel d’Etat-Major Gondard, qui, quelques jours plus tôt, avait recherché un officier volontaire pour une mission “loin en France”. Je m’étais proposé, j’avais été retenu et prié de trouver un sous-officier de confiance pour m’accompagner. Le sergent-chef Maurice Mesnier fut d’accord sans poser de question. Je n’aurais d’ailleurs pas su quoi répondre !
La pièce, petite et nue, ne correspondait pas à l’idée que je me faisais du bureau du Général. En dehors d’une table et de chaises, pas un meuble. Pas un papier sur la table. Plus surprenant encore : nous étions cinq et aucun de nous n’était Alémanique, alors que les Suisses allemands étaient largement majoritaires dans l’Armée. Le Général commença par nous faire jurer le secret “jusque dans notre tombe” sur tout ce qui serait dit dans cette pièce et sur ce qui en découlerait. Mesnier et moi jurâmes sur une bible qu’un des officiers sortit de sa sacoche. Le Général se détendit alors un peu et nous donna quelques explications :
– A ce jour, les Allemands ne nous ont pas envahis et j’espère que, grâce à vous, ils ne le feront pas. Avant la guerre, il était prévu qu’en cas d’invasion, les Français viennent à notre secours. Des plans précis avaient été préparés, du côté français comme du nôtre. Mais aujourd’hui, la défaite de la France, que jamais je n’aurais imaginée, semble se rapprocher de plus en plus. Et si les Allemands trouvent les plans prévoyant la coopération entre les Français et nous, ils auront un prétexte rêvé pour s’en prendre à notre pays ! Votre mission est simple : trouver les exemplaires français de ces documents et vous assurer de leur destruction.
J’étais abasourdi. Comme beaucoup, je me doutais bien qu’en cas d’attaque allemande, nous ne serions pas seuls. Mais que les mesures de sûreté prises pour cela puissent se transformer en piège pour notre pays, je n’y aurais jamais pensé. Après quelques secondes, je pris la parole :
– Mon Général, je suis à vos ordres, et je réponds personnellement de mon camarade. Mais comment saurons-nous où se trouvent ces documents ?
– Le colonel Gondard et le major Barbey vous donneront toutes les indications utiles. En bref, il vous faudra d’abord retrouver le lieutenant-colonel Garteiser, du GQG français, qui a participé à l’élaboration de ces accords pour le compte des généraux Gamelin et Georges. Il vous apportera toute son aide, soyez-en sûrs ! Malheureusement, le temps nous est compté. D’ici dix jours, deux semaines au plus, ce qui reste du front français risque de s’écrouler.
– Mais comment nous déplacerons-nous en France ? C’est la panique, de l’autre côté !
– Nous allons vous fournir une voiture, répondit le colonel Gondard.
Mesnier intervint hardiment : « Si vous permettez, mon colonel, je crois que le plus pratique serait une moto avec side-car. Avec ça, on passe à peu près partout, et on pourra y mettre le nécessaire. »
– Bonne idée. J’avais pensé à une Citroën Traction Avant, mais vous avez raison, sergent. Si les routes sont encombrées, vous aurez moins de mal. Vous savez conduire un tel engin ?
– Sans problème, mon Colonel.
– Bien, nous allons réquisitionner ça dans le matériel avec lequel les Français de Daille sont arrivés. Une Gnôme-et-Rhône de l’armée française attirera moins l’attention qu’une BMW ou une Zündapp ! Major, vous rajouterez cela à la liste de ce que nous attendons du général Daille.
Il restait quelques points importants à préciser.
– Nous serons en uniforme ?
Ma question avait touché un point sensible. Guisan soupira et ce fut Barbey qui répondit : « Oui, mais ce sera l’uniforme français… ou alors en civil, selon les circonstances. Vous prétendrez être des soldats français porteurs d’un message du général Daille à ses supérieurs. Vous aurez ce message, et tous les sauf-conduits et papiers nécessaires. »
– Bien. Par quelle route quitterons-nous la Suisse ?
– Par Annemasse, la route est toujours libre.
– Et pour le retour ? demanda Mesnier.
– Vous verrez… fit évasivement Barbey.
Je l’entendais penser que notre retour, si la mission était remplie, n’aurait pas une grande importance… Je feignis la sérénité, pour tranquilliser Mesnier (et moi-même !) : « Oh, en cas de problème, nous irons dans la maison de la cousine de ma belle-mère, à Cassis, et nous attendrons là-bas, comme deux civils suisses en voyage et coincés en France. »
– Très bien, s’exclama le Général Guisan. Vous saurez vous débrouiller, je vous fais confiance !
Il nous serra la main en souriant et s’en alla.
Le reste de la matinée, les deux officiers de l’état-major répondirent à toutes nos questions : cartes, itinéraires, pièces de rechange pour la moto, habillement, nourriture, argent français… Ils nous montrèrent même un exemplaire du fameux document. Mais ils ne purent nous préciser où se trouvait exactement le colonel Garteiser.
Après un rapide déjeuner, le Colonel Gondard nous emmena en voiture à La Chaux de Fonds, où se trouvait l’état-major du 45e corps d’armée français. On nous remit tout ce qui avait été demandé : matériel, uniformes, papiers, et même des pistolets, seules armes pour lesquels les Français internés en Suisse avaient encore des cartouches… Le sergent Mesnier essaya la moto, qui tournait comme une horloge. Il ne manquait que les ordres de mission signés, qui arrivèrent en fin d’après-midi. Tout fut chargé dans un camion, et direction Genève. Le départ était prévu pour le lendemain matin, après une dernière mise au point. »

Guisan déjeuna avec le général Daille. Il est probable que la mission Rosselet-Mesnier fut un des points abordés lors de ce repas, mais certainement pas le seul. L’arrivée de plus de 40 000 hommes, certes fatigués, mais entraînés et encore motivés, modifiait sensiblement la situation dans le Jura en cas d’offensive allemande. Si les Allemands attaquaient, la Suisse passerait automatiquement dans le camp des belligérants et ces hommes ne seraient plus des internés, mais redeviendraient des combattants. Guisan ordonna donc que le matériel et les armes qui avaient été saisis soient soigneusement inventoriés, remis en état sous supervision suisse, afin d’être prêts à resservir. Pour les munitions de petit calibre, l’approvisionnement se ferait simplement auprès des fabriques helvétiques, qui en avaient vendu à la France pendant la Drôle de Guerre. Pour les munitions d’artillerie, la situation était plus compliquée, mais les soldats de Daille resteraient aussi prêts que possible à remonter en ligne, comme on disait encore dans l’armée de la Confédération.
Bernard Barbey revit Guisan en fin d’après-midi, avant que chacun ne reparte de son côté pour écouter l’allocution radiodiffusée du président Pilet-Golaz. L’opération prévue en territoire français inquiétait Barbey : « Je persiste à penser qu’il aurait mieux valu que j’y aille moi-même. Je connais Garteiser, je connais parfaitement le pays et ses habitudes, et surtout, je connais par cœur le contenu des documents, ce qui empêcherait toute erreur. Je maintiens que cela aurait été préférable. »
– Non, Barbey. Votre absence aurait été impossible à cacher longtemps, et difficile à expliquer. Certains se seraient vite douté que vous étiez allé dans votre deuxième patrie, forcément en mission spéciale ; on n’aurait pas tardé à additionner deux plus deux et à subodorer toute l’histoire. De plus, j’ai besoin de vous ici, car je sens que le moral du pays va en prendre un coup cette nuit. De toute manière, les hommes choisis par Gondard devraient y arriver, non ?
– Oui, oui. Rosselet est professeur de géographie à Neuchâtel, il parle français sans accent ou presque, il connaît bien le pays et il a déjà fait preuve d’initiative et de sang-froid quand c’était nécessaire, notamment quand les Français ont voulu entrer en Suisse, en mai. Son sergent est mécanicien dans le civil, à Neuchâtel aussi, ce qui évitera à la mission de capoter pour un simple incident mécanique. Je ne pense pas que le plan de secours sera nécessaire.
– Espérons-le, nous serions pratiquement obligés de mettre Max H. dans le coup pour avoir une couverture. Et là, je ne sais pas où on met les pieds. Bon, si les Français ne sont pas bêtes au point de les prendre pour des espions, ça devrait aller !
– Dommage qu’on n’ait pas pu prévenir Garteiser par d’autres moyens.
– Pour ça, il aurait fallu passer par les contacts de Masson. Or, d’une part Masson n’est pas au courant et je ne veux pas qu’il le soit, d’autre part les chances que le message arrive à destination seraient faibles, sans parler du risque d’une interception. Non, nos hommes sont plus sûrs. Leur mission réelle, c’est uniquement dans leur tête qu’elle se trouve, et ils sauront la défendre.
– Qu’a-t-on fait des exemplaires suisses des documents ?
– Jakob Huber [chef d’état major] est en train de faire le tour des unités concernées. Il en récupère des tas de documents sous prétexte de mise à jour. Il devrait avoir fini samedi et nous les détruirons ensemble, y compris celui que vous avez montré à nos Neuchâtelois.


27 juin 1940
Vers 7 heures du matin, une Ford portant une immatriculation militaire s’arrêta devant la barrière du poste de douane suisse sur la route menant des portes de Genève à Annemasse. Deux officiers en sortirent et remirent au chef de poste un laissez-passer dûment signé et tamponné, aux noms de Maurice Mesnier et Pierre Rosselet. Quelques minutes plus tard, la barrière fut levée et un side-car brun-vert la franchit sans s’arrêter. Il stoppa une centaine de mètres plus loin, devant la barrière du poste français. Le douanier en sortit, accompagné de deux soldats en armes portant bandes molletières et casque Adrian. Les soldats, reconnaissant un officier dans le side-car, se mirent immédiatement au garde-à-vous, et le capitaine Rosselet n’eut à qu’à tendre son sauf-conduit rayé de tricolore pour que la barrière soit levée. La frontière n’était normalement pas si perméable, mais le passage des deux “Français” avait été annoncé par les douaniers helvétiques…
De là, le side-car se dirigea vers Grenoble en passant par Annecy et Chambéry. La circulation était réduite, se limitant la plupart du temps à quelques camions militaires se dirigeant vers la frontière italienne, où les combats étaient paraît-il violents. A l’entrée des principales agglomérations, la gendarmerie avait établi des contrôles, qui furent passés sans difficulté. Peu après Chambéry, le Mont-Blanc apparut pour la dernière fois sur la gauche, à l’embranchement de la route pour la Tarentaise et la Maurienne. Grenoble fut atteint en milieu de matinée. Les gendarmes, obligeants, indiquèrent aux deux hommes où ils pouvaient trouver de l’essence pour leur engin avant de reprendre la route pour Valence. Mesnier demanda à son chef de le relayer au guidon, préférant ménager ses forces, le lourd attelage demandant beaucoup d’énergie et de vigilance pour avancer à bonne vitesse sur des routes sinueuses. Pierre Rosselet prit donc prudemment le guidon jusqu’à Valence, qui fut atteint peu après midi. En chemin, ils croisèrent davantage de troupes, essentiellement des artilleurs qui installaient leurs pièces sur les contreforts du Vercors, pour couvrir toute la vallée de l’Isère, et notamment les approches de Grenoble.
A Valence, la guerre semblait à première vue lointaine. Si les cafés donnant sur la place de la République n’étaient pas aussi achalandés que dans les souvenirs, la ville apparaissait comme déjà méridionale et tranquille à nos deux Suisses. Mais ils ne tardèrent pas à réviser leur jugement.

« Nous étions déjà fourbus, et nous nous arrêtâmes devant un petit restaurant, près du théâtre de Valence, où des tables placées à l’extérieur accueillaient quelques convives. Le patron nous assura qu’il pourrait nous servir rapidement. Peu après, la table voisine fut occupée par trois aviateurs plus ou moins en tenue de vol. La conversation s’engagea rapidement. Leur avion, un Potez de reconnaissance, avait été contraint à un atterrissage forcé après avoir été touché par un chasseur allemand, et ils étaient en route pour Montélimar. Mais ils disaient qu’ils n’auraient pas de train avant la soirée, la plupart des trains venant du nord ne s’arrêtant plus à Valence. Un peu au hasard, je lançai « Oui, l’évacuation est prioritaire » et le plus gradé des trois, un sous-lieutenant, acquiesça. Notre conversation fut interrompue par l’arrivée d’un civil d’une bonne quarantaine d’années, sans doute un commis-voyageur, qui semblait être un habitué. A peine assis, il s’exclama : « Ah, des militaires, et même des aviateurs. Vous devriez être en train de vous battre, pas de passer votre temps ici ! »
– Je vous en prie, Monsieur, répondit un des aviateurs, si nous sommes là, c’est parce que nous avons été abattus, et nous repartons au combat ce soir !
– De toute manière, on ne vous a jamais vus dans le ciel depuis deux mois, pendant qu’en face, ils nous bombardent. Et pas que les Allemands, les Italiens aussi ! Hier, j’étais à Givors, et, alors que tout le monde était sur les routes pour fuir les Allemands que l’on attendait d’un moment à l’autre, les Italiens nous ont bombardés !
– Les Italiens, vous en êtes sûr ?
– Et comment ! J’ai reconnu leurs cocardes ! J’étais sur le front italien en 17, au Monte Tomba, et les cocardes italiennes, je sais les reconnaître ! Mais nous, on a gagné. Vous, tout ce que vous savez faire, c’est reculer !
– Dites-moi, Monsieur, leurs avions, ils avaient combien de moteurs ?
– Un seul !
– Et ils vous ont lancé beaucoup de bombes ?
– Ben… On a eu de la chance, ils avaient dû lancer toutes leurs bombes sur Givors.
– Bon, je vais vous expliquer : ce sont les Allemands qui ont bombardé Givors, parce qu’au moins deux de leurs avions ont été abattus là-bas par les Français, oui, ceux que vous ne voyez pas depuis deux mois. Et ce que vous avez pris pour des Italien, c’était des chasseurs français. La preuve, c’est que les Italiens n’ont plus de cocardes tricolores vert-blanc-rouge depuis des années ! Ils ont des faisceaux noir et blanc !
– Qu’est-ce que vous dites, blanc-bec ? Vous rêvez ! Je sais encore reconnaître un avion italien quand j’en vois un !
Voyant que son histoire ne faisait pas recette, l’homme se leva et partit, sans doute pour la raconter un peu plus loin. Le patron, un costaud moustachu, vint s’asseoir avec nous. Bien vite, nous apprîmes que la ville était à moitié vide, tous les habitants qui l’avaient pu s’étant mis à l’abri dans la campagne environnante. Les réfugiés, nombreux encore quelques jours plus tôt, avaient aussi été évacués à la campagne. La mairie, maintenant qu’elle n’avait plus les réfugiés sur les bras, avait réquisitionné les hommes inoccupés pour remplir des sacs de sable dans les carrières et le long du Rhône, craignant que Valence, qui n’avait pas été déclarée ville ouverte, ne subisse un bombardement en règle de la part des Allemands.
– Et vous ? Vous n’avez pas fui à la campagne ?
– Moi, je reste. Où irais-je ? J’ai fui ma première patrie, loin d’ici, quand les Turcs ont exterminé mon peuple. Mais devant les Allemands, je ne fuirai pas. Maintenant, je ne suis plus un enfant !
Nous prîmes congé, mais une question importante restait à régler : où aller maintenant ? »

Rosselet et Meslier finirent par obtenir une réponse de la gendarmerie : le GQG était au Puy, situé, d’après la carte Michelin, à une centaine de kilomètres à l’ouest par la route nationale. Le pont en pierre sur le Rhône, soigneusement gardé aux deux extrémités, fut franchi sans encombre, mais juste après, la circulation, pourtant maigre, était arrêtée au passage à niveau de la voie ferrée qui suivait la rive droite du Rhône. Des convois en direction du sud se succédaient, les portes des wagons de marchandises ouvertes laissant voir des soldats tandis que, sur les plateaux, des canons de 75 de l’autre guerre pointaient encore fièrement vers le ciel. La barrière finit par s’ouvrir, et le side-car partit à l’assaut de la montagne ardéchoise. Très vite, les tournants se succédèrent sans interruption, obligeant Maurice Mesnier à ralentir, d’autant plus que la route était par endroits constellée de nids de poule. Un moment, ils furent arrêtés par le passage d’un convoi hippomobile qui traînait des canons de 155 courts, destinés à être mis en batterie un peu au nord de Valence, sur une position dominant parfaitement le Rhône. Visiblement, les Français continuaient à se défendre, mais ne se faisaient pas d’illusions sur la possibilité d’arrêter l’armée allemande plus au nord, puisqu’ils établissaient de nouvelles positions défensives. Cette perspective ne faisait pas les affaires de Pierre Rosselet, car elle signifiait que le chemin du retour risquait fort d’être coupé par la Wehrmacht. Au bout d’une vingtaine de kilomètres, Mesnier dut s’arrêter, au bord de l’épuisement : en effet, la route ne montait ni ne descendait guère, mais les virages se succédaient sans interruption. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’ils arrivèrent dans les faubourgs du Puy, les derniers kilomètres ayant quand même été plus faciles.
Là, ils furent à nouveau stoppés à un croisement, cette fois par un embouteillage de plusieurs kilomètres qui se prolongeait sur la route en provenance de Saint-Etienne. Le side-car parvint à se frayer péniblement un chemin jusqu’à un camion et une remorque-citerne, où d’autres véhicules militaires faisaient déjà la queue.

Pierre Rosselet : « Mesnier les doubla, criant « Priorité, état-major », pour aller remplir son réservoir. Un lieutenant du train qui semblait commander s’apprêtait à le remettre vertement à sa place, quand il m’aperçut. Il me prit alors à témoin : « Je n’ai jamais vu un b… pareil, mon capitaine ! Si j’attrape le c… qui a décidé de faire passer tout ce monde par le Massif Central, je le renvoie sur les bancs de l’école pour qu’il apprenne sa géographie. Ce n’est pas parce que c’est marqué en rouge et en gras sur la carte qui trône sur le mur à Vincennes que c’est large comme l’avenue de la Grande Armée. Et ici, avec les tournants à angle droit qu’il faut faire pour passer dans le centre, imaginez la m… que c’est pour faire avancer tous ces camions, bagnoles et autobus sans qu’ils se rentrent dedans. Et encore, quand ils ne tombent pas en panne ! Au fait, vous allez où, pour être aussi pressés et passer avant tout le monde ? »
– Au quartier général…
– Ha, ben vous avez fait tout ce chemin pour des prunes. Il est parti ce matin. Enfin, parti est un grand mot. Les généraux, oui, avant tout le monde. Pour les services, il y en a qui sont encore dans la file, d’autres qui chargent toujours leur bazar, et les derniers, ils n’auront pas à le faire puisqu’ils ne sont jamais arrivés jusqu’ici.
– Et ils sont partis pour où ?
– Montpellier, en passant par Mende et Nîmes. Mais à votre place, je ne courrais pas après eux, parce que, si vous voulez traverser le Puy, ce n’est pas avec votre side-car que vous y arriverez, tellement c’est bouché. Parce qu’en plus de ceux qui remontent de Saint-Etienne, il y en a au moins autant qui arrivent depuis Clermont.
– Il y a d’autres chemins, quand même.
– Oui, mais on n’a pas de cartes. Alors chacun suit celui qui est devant lui. Et voilà le résultat. Et s’il n’y avait que des militaires qui cherchent à passer ! Il y a au moins autant de civils, des ouvriers des usines d’aviation ou d’armement, et ceux-là, la discipline, connais pas ! Heureusement que le maire a organisé de quoi les nourrir, parce que sinon, je ne vous dis pas.
– Merci pour l’essence. Je vous fais le bon…
– Pas la peine. Quand elle sera vide, on abandonnera la remorque, et on suivra le mouvement.
– Au fait, je n’ai pas vu d’avions allemands, aujourd’hui.
– Heureusement, même si, avec les routes d’ici, c’est une autre histoire pour aligner un convoi que dans la Beauce. Le paysage est beaucoup moins coopératif ! D’après ce qui se raconte, par contre, autour de Lyon, c’est une autre histoire.
Il fallait faire demi-tour. Nous avons repris la route de Valence, avant d’obliquer vers le Monastier-sur-Gazeille, grâce à nos précieuses cartes de la manufacture Michelin… Nous fîmes halte pour la nuit au Monastier, cité chère à R.L. Stevenson. Au souper, nous décidâmes de surnommer notre brave machine Modestine, comme l’âne de l’auteur de l’Ile au Trésor. »

Depuis le départ, l’optimisme du capitaine Rosselet avait largement fondu. Il avait espéré accomplir sa mission en quatre ou cinq jours. Mais avec ce que lui avait appris le lieutenant du train, même s’il arrivait à rejoindre le GQG le lendemain, il était loin d’être sûr d’y trouver le lieutenant-colonel Garteiser…

(à suivre...)
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MessagePosté le: Lun Fév 04, 2008 18:44    Sujet du message: Répondre en citant

C'est vraiment bien écrit, bravo !

Je pense qu'on peut faire une annexe suisse sur le modèle de l'annexe belge. Genre "La Suisse jusqu'au Grand Déménagement français".
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MessagePosté le: Lun Fév 11, 2008 18:19    Sujet du message: Répondre en citant

Suite des aventures de deux Suisses en France, by Dak 69.

28 juin 1940
Le lendemain, Rosselet et Mesnier reprirent la route dès potron-minet. S’ils avaient apprécié le copieux petit-déjeuner servi par l’aubergiste du Monastier, ils ne pouvaient pas en dire autant de la propreté et des commodités du lieu. Cela n’avait pas beaucoup changé depuis l’époque de Stevenson et c’était très loin de ce dont les Suisses avaient l’habitude. Modestine se montra fort coopérative ce matin-là et le bourg de Pradelles, où leur chemin rejoignait la route allant du Puy vers le sud, fut atteint en peu de temps. Les convois rencontrés la veille au Puy y cheminaient toujours et, jusqu’à Langogne, ils durent suivre la cadence imposée, guère supérieure à celle d’un cheval au pas. A Langogne, Pierre Rosselet décida de changer ses plans pour la journée. En effet, il avait pensé rattraper au moins une partie de l’état-major français à Mende et, qui sait, y trouver le colonel Garteiser. Mais à la vitesse où ils avançaient, c’était peine perdue. De plus, Mende étant une toute petite ville, il était aussi peu probable que beaucoup de monde s’y soit arrêté.
Ils bifurquèrent donc vers Villefort. Si la route devint rapidement exécrable, il n’y passait au moins plus grand monde. Mais leur monture ne tarda pas à renâcler et, après plusieurs hoquets, à s’arrêter. Maurice Mesnier ne mit pas longtemps à trouver la cause : gicleur bouché. Un quart d’heure plus tard, le side-car repartit. Pas pour longtemps, hélas, l’incident se reproduisant de plus en plus fréquemment. C’était clair : l’essence trouvée au Puy était polluée, sans doute par des dépôts de rouille de la citerne.
Ils arrivèrent ainsi péniblement à Villefort, où ils trouvèrent une sorte d’atelier. L’essence dut être vidangée du réservoir et toute la tuyauterie nettoyée, avant que le réservoir puisse à nouveau être rempli, cette fois en filtrant l’essence à la peau de chamois. Quand ils purent enfin repartir, le ciel était noir, un orage menaçait. Dans ces conditions, ils décidèrent d’attendre, mangeant une partie de leurs provisions, sans que personne ne s’intéresse d’ailleurs à eux. C’est ensuite par petites étapes, ponctuées de violentes averses descendant des Cévennes, qu’ils atteignirent Alès, où ils retrouvèrent la même pagaille qu’au Puy la veille !
Il faisait pratiquement nuit quand ils parvinrent enfin à Montpellier, absolument exténués. Ils se présentèrent à la citadelle, où un adjudant qui avait visiblement conquis ses galons dans la coloniale leur remit un bon de logement chez l’habitant, rue Chaptal. Pour leur mission, c’était peine perdue ce soir-là, d’autant plus que, dans cette ville inconnue, ils se perdirent plus d’une fois avant de parvenir à destination.
« La dame qui nous ouvrit la porte avait une bonne quarantaine d’années, et nous accueillit avec un accent chantant :
– Entrez, entrez, vous êtes envoyés par la caserne ?
– Oui, mais ne voudrions pas vous déranger.
– Ne vous inquiétez pas, j’ai mes deux fils à la guerre, je sais ce que c’est
– Vous avez de leurs nouvelles ?
– Oh, le grand est maintenant en Algérie, je pense. Il est passé en coup de vent avant-hier matin, pour embrasser sa femme, son petit et nous. Pour lui, on est un peu rassurés, même si l’Algérie c’est loin, et qu’on ne sait pas jusqu’à quand ça va durer… Pour son frère, j’ai des craintes, car je n’ai point de ses nouvelles. J’espère qu’il n’est pas prisonnier…
Une voix d’homme se fit entendre de l’intérieur :
– Mais fais les donc entrer, Paulette, tu ne vas pas discuter dans la rue à cette heure ! Bonsoir, Messieurs… Ah, vous avez une moto. Mettez-la dans la remise, au fond de la cour, elle sera à l’abri, et entrez donc.
Nous fûmes conduits dans la salle à manger. Au mur, dans un cadre, sous la photo d’un militaire en uniforme, deux médailles encadraient le texte d’une citation. Notre hôte nous expliqua immédiatement :
– J’ai eu la Croix en 1917, au Chemin des Dames : deux fois blessé ! Et tout ça pour qu’aujourd’hui, la France soit cul par dessus tête. Oh, ne prenez pas ça pour vous, ce sont les officiers qui ne savent plus se battre, pas les soldats.
C’est alors qu’il s’aperçut que, sous la poussière de la route, j’avais des galons de capitaine. Il rougit et chercha une excuse, sans la trouver. Sa femme vint à la rescousse :
– Plutôt que de raconter des fadaises, Marcel, sers leur à boire, ils doivent avoir soif. Pendant ce temps, je vais chercher du pain et du saucisson, parce qu’avec ce qu’on leur donne à manger à l’armée, ils doivent aussi avoir faim !
Devant tant de gentillesse, nous ne pûmes que nous incliner, même si le vin qui nous fut servi devait beaucoup à l’homme dont la rue portait le nom !
Peu avant 11 heures du soir, Marcel alla allumer un poste de radio, d’où sortirent bientôt des crachouillis, puis la voix nasillarde d’un speaker :
« Ici Radio Toulouse. Communiqué du gouvernement de la République française. Nos forces se battent vaillamment et luttent avec succès contre l’envahisseur allemand, qui ne progresse plus. Nos aviateurs, faisant preuve d’un allant et d’une bravoure digne de leurs prédécesseurs Nungesser et Guynemer, barrent le ciel aux avions ennemis, et attaquent avec succès les possessions italiennes d’Afrique du Nord. Le Général de Gaulle, ministre de la Guerre, s’est entretenu par téléphone avec plusieurs dirigeants britanniques pour… »
– C’est la même chose qu’à 8 heures, il n’y a pas que moi qui raconte des fadaises ! Vous ne pouvez pas me dire le contraire ! Tout le monde recule, et les Boches, ils vont finir à Palavas !
Sa femme l’interrompit à nouveau :
– Comprenez-le, il est sans nouvelles du cadet et, après ce qu’il a enduré il y a un quart de siècle, il pouvait espérer ne plus être embêté par la guerre. Bon, vous devez être fatigués, et je suppose que demain, vous devez vous lever tôt. Vous prendrez chacun la chambre d’un de mes fils. »

29 juin 1940
Dès la première heure, après avoir soigné leur tenue, les deux Suisses retournèrent à la Citadelle. Ils y apprirent que le Quartier Général s’était installé dans les différentes casernes de la ville : Huntziger résidait à la préfecture et Georges au quartier de Lauwe. C’est là qu’ils se rendirent ensuite, à pied. En chemin, Pierre Rosselet expliqua à Maurice Mesnier ce qu’il attendait de lui : « Il y a peu de chances que je tombe sur Garteiser, que je n’ai d’ailleurs jamais vu, ou que je puisse le rencontrer immédiatement. Par contre, toi, tu vas sans doute devoir attendre que je sois reçu par un des membres de l’état-major de Georges dans le cadre de la mission “officielle”. Pendant ce temps, trouve les chauffeurs de ces messieurs, car eux savent toujours où sont leurs patrons et ce qu’ils font. »
La cour de la caserne Lauwe était encombrée de véhicules de toute nature. Un officier allait de l’un à l’autre, décidant de ce qui devait être déchargé et de ce qui devait repartir pour une destination inconnue.
« Je m’adressai à l’officier de jour, expliquant ma présence tout en tendant mon ordre de mission.
– Je vais faire prévenir l’état-major du général Georges, un de ses officiers vous recevra dès qu’il aura un instant.
Je pensais que, selon une tradition bien ancrée, et instant rimant avec longtemps, j’aurais à patienter plusieurs heures, mais, à ma grande surprise, au bout de quarante minutes, un planton me demanda de bien vouloir le suivre. Je fus reçu par un colonel au nom compliqué, avec au moins deux particules. Je lui expliquai qui j’étais (officiellement) et l’objet de ma présence en lui remettant une épaisse enveloppe scellée qu’il ouvrit sans broncher. Il parcourut les divers documents qu’elle contenait, sauf deux plis destinés personnellement au général Georges : « Fort bien. Veuillez restez à disposition jusqu’à ce que le général ait pris connaissance de ces dépêches, au cas où il estimerait qu’il doive fournir des instructions à Daille. Car vous allez retourner le rejoindre. Les Suisses vous ont laissé sortir comme émissaire, mais l’honneur exige que vous retourniez là-bas ! Après seulement, vous pourrez vous évader. Je suppose que vous n’êtes pas tout seul ? »
– Non, mon Colonel. Un sous-officier m’accompagne.
– Vous avez trouvé un cantonnement ?
– Oui, mon Colonel, en ville.
– Bien. Le général est en Avignon pour conférer avec Olry, il ne sera pas de retour avant ce soir. Présentez-vous à 18 heures et faites-moi demander. En attendant, trouvez un endroit pour me faire votre propre rapport sur les derniers jours de combat avant que vous ne passiez en Suisse.
– A vos ordres, mon Colonel !
– Vous pouvez disposer.
C’était la tuile, un rapport sur les derniers jours de combat en France ! Notre couverture était trop bonne et nos uniformes aux marques du 260e d’Infanterie trompaient même un colonel d’état-major de (très) vieille noblesse.
Je ressortis et attendis que Maurice Gondard me rejoigne. Il avait le sourire : « Je sais où est Garteiser, mon capitaine ! »
– Tant mieux, mais on n’est pas encore repartis d’ici !
Je lui racontai l’entrevue avec le colonel, ce qui le fit rire aux éclats :
– Mais vous pouvez raconter n’importe quoi, personne n’ira vérifier !
– Oui, mais il faut quand même être crédible.
– Allez, avec ce qu’on a entendu quand était avec les Français, un peu de bon sens et une carte des lieux, vous devriez y arriver. Et une carte, on en a une dans le side-car.
Nous retournâmes donc rue Chaptal, où je rédigeai mon « rapport » sur la table de la salle à manger. Marcel n’était pas là, il était employé au dépôt des tramways, et ne rentrerait qu’en fin d’après-midi. J’en arrivais à oublier Garteiser, jusqu’à ce que Maurice, voyant que je terminais mon pensum, me le rappelle :
– ça y est, Monsieur le Professeur a fini son devoir ?
– Maurice, tu sais que je peux t’envoyer au trou, et chez les Français, ce n’est pas aussi confortable que chez nous !
– Et si je vous parlais de Garteiser ?
– Bien sûr, vas-y !
– Vous aviez raison, il n’y a pas plus bavard que les chauffeurs. Garteiser n’est pas à Montpellier, mais à Toulouse, en mission auprès de la Croix-Rouge, pour les prisonniers allemands. Mais il fait toujours partie de l’état-major de Georges.
– Tout ça ne nous arrange pas. Si on nous renvoie chez nous ce soir, il va être difficile de justifier d’un détour par Toulouse. Et ça m’étonnerait qu’il ait emmené ses dossiers là-bas !
Maurice trouva un endroit encore ouvert pour déjeuner, où l’on parlait fort et en espagnol. Je ne comprenais pas grand-chose à ce qui se disait, mais les Allemands ne semblaient pas être appréciés. L’après-midi s’étira ensuite, sous une chaleur heureusement tempérée par le vent soufflant de la Méditerranée. Nous fûmes de retour à la caserne Lauwe avant 18 heures, Maurice voulant faire (avec précautions !) le plein de la moto et procéder à diverses vérifications sur sa machine. Et là, j’attendis. Ce n’est qu’après 21 heures qu’on vint me chercher pour me conduire au bureau du général Georges.
– Repos ! Voici les instructions pour Daille et vos laissez-passer. Je crains de ne plus avoir affaire avec le 45e CA avant longtemps.
– Merci mon Général.
Le cœur battant, je tentais de saisir ma chance au vol : « Effectivement, pour nous, c’est maintenant la Croix-Rouge qui est concernée. Pensez-vous que je pourrais établir le contact de ce côté ? »
A ces mots, le colonel qui m’avait reçu le matin glissa quelques mots à l’oreille du général.
– Vous avez raison, Colonel. Capitaine, si vous estimez en avoir le temps, vous pourrez rencontrer le lieutenant-colonel Garteiser, qui assure la liaison avec la Croix-Rouge. Cela facilitera les choses pour la suite. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense que j’aurai le temps, mon Général. Je serai demain matin à Toulouse.
– Hôtel Terminus, à huit heures. Colonel, faites prévenir Garteiser.
– Rompez ! lança le colonel, qui s’éclipsa soudain, sans me demander le rapport… Le général Georges se tourna vers moi et me tendis amicalement la main : « Vous transmettrez mes amitiés à votre général, celui qui a la même initiale que moi… » A notre retour, j’appris que dans les deux lettres destinées personnellement à Georges, l’une était du général Guisan, et que l’objet réel de notre mission y figurait évidemment.
Je retrouvai Maurice au pied de l’escalier, dans la cour, et lui annonçai que nous irions à Toulouse le lendemain matin de bonne heure, ce qui, à ma grande surprise, le mit de mauvaise humeur : « Quoi, à 8 heures à Toulouse ? Il y a au moins trois heures de route en roulant à fond quand c’est dégagé, et sans doute beaucoup plus avec tout ce qui circule actuellement. Modestine ne va pas être contente ! »
Il fallait chercher une autre solution. L’officier de jour (ou plutôt celui du soir, ce n’était plus le même que le matin) nous indiqua un bureau. Nous n’étions pas les seuls à avoir des problèmes de transport, plusieurs officiers attendant déjà devant la porte, mais la file avançait vite. Quand ce fut notre tour, le sous-lieutenant épuisé qui assurait le service n’hésita pas longtemps : « Prenez le train, dit-il entre deux baîllements. Il y a plusieurs convois qui remontent à vide de Marseille à Toulouse cette nuit, ils doivent prendre du monde là-bas pour le Grand Déménagement (c’était la première fois que j’entendais cette expression qui devait faire fortune). Voyons voir, les derniers sont à 4 heures et demie et 5 heures et demie. Sinon, dit-il en regardant mes galons, vous pouvez avoir un chauffeur et une voiture, mais je ne vous garantis pas la durée du trajet. »
– Nous prendrons le train. 4 heures et demie, ça ira.
Un soldat nous tendit un bon dûment signé et tamponné, alors que l’officier s’occupait du “client” suivant. Les bureaux de l’Armée française semblaient être devenus efficaces ! Je compris pourquoi en me rendant compte que, si les apparences étaient sauves, le bon qui nous servait de billet était signé illisible et portait le tampon d’un improbable service du train d’un groupe d’Armées de l’Est… Dans la nécessité où ils se trouvaient, les Français avaient remplacé l’administration par le système D. Tant que ça marchait… »
Les deux Suisses retournèrent ensuite rue Chaptal, où “Madame Paulette” les attendait.
– Je vous ai fait à manger…
– Merci beaucoup, Madame.
– Appelez-moi Paulette, et installez-vous.
– Dans ce cas, appelez-nous Maurice et Pierre !
– Non, non, monsieur l’officier, je ne pourrai pas !
Au cours du repas, Rosselet apprit dans quel régiment servait le plus jeune fils de Paulette et Marcel et leur promit, si possible, de se renseigner sur son sort.

(à suivre sous peu)
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MessagePosté le: Mar Fév 12, 2008 09:27    Sujet du message: Répondre en citant

C'est très bon, et une excellent manière de décrire la situation des "derniers jours".

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MessagePosté le: Mar Fév 12, 2008 13:11    Sujet du message: Répondre en citant

Toujours de Dak 69...

30 juin 1940
La nuit fut courte. A 4 heures du matin, Rosselet et Mesnier se rendirent à pied à la gare, distante à peine d’un quart d’heure de marche. Un employé de la SNCF au teint blafard les lorgna d’un œil hagard et leur indiqua le quai : « Le train s’arrêtera quelques minutes. Il ne sera pas annoncé. Ne le ratez pas ! »
Sur le quai attendaient déjà quelques autres personnes, pour la plupart en uniforme. Le train avait vingt minutes de retard : un exploit, compte tenu des circonstances. Les deux Suisses se hâtèrent de monter à bord et trouvèrent sans difficulté un compartiment libre. Ils purent somnoler jusqu’à Toulouse, où le train s’immobilisa dans un grand grincement de freins peu après 8 heures.
« L’hôtel Terminus était presque en face de la gare, de l’autre côté du canal du Midi. Il avait visiblement été réquisitionné par le gouvernement français. Nous nous fîmes annoncer vers 8 heures et quart. Le colonel Garteiser devait nous attendre, puisqu’il ne fallut pas longtemps pour qu’un homme en civil, parlant avec un accent alsacien assez prononcé, nous aborde :
– Bonjour. Vous êtes les envoyés de Georges pour les internés en Suisse ?
Je répondis par la phrase énigmatique que m’avait fait apprendre Barbey : « Maintenant, le pastis se dissout en Ricard. » Le visage de notre interlocuteur, un instant décontenancé, s’éclaira : « Mais on a un bon rasoir en aiguisant. »
Ce n’est qu’après la guerre que j’appris que le pseudonyme du colonel Garteiser, quand il venait en Suisse avant la guerre, était Henri Cart.
Il nous fit signe de le suivre jusque dans une chambre d’hôtel vaguement transformée en bureau, dont il ferma soigneusement la porte :
– Si deux Suisses en uniformes français sont aujourd’hui à Toulouse, ce n’est certainement pas pour les Français et les Polonais qui ont passé la frontière ! Racontez-moi tout.
– Mon colonel, nous sommes effectivement envoyés par le général Guisan, pour nous assurer qu’il n’existe plus en France aucun document compromettant pour la Suisse et le chef de son armée. Il s’agit notamment du texte d’un accord décrivant précisément la manœuvre que l’armée française avait prévu pour secourir notre pays en cas d’invasion allemande.
– Bref, la Suisse ne croit plus à la victoire de la France dans la bataille en cours ?
– Cela ne nous plaît guère, croyez-le. Mais même si la France tient, notre pays sera encerclé et la tentation de l’envahir sera grande pour Hitler, surtout s’il découvre un aussi beau prétexte !
– Merci pour votre honnêteté ! Vous êtes donc à la recherche de nos exemplaires de ce dossier. Mais d’abord, qu’allez-vous faire des copies suisses ?
– Elles sont détruites ou sur le point de l’être (je m’avançais beaucoup, mais je ne voyais pas d’autre réponse).
– Bien. Voyons la situation de notre côté. Tout d’abord, il faut que vous sachiez qu’aucune autorité civile n’a été impliquée dans les discussions d’état-major entre la France et la Suisse. Si cela avait été le cas, cela aurait dû déboucher sur un traité d’Etat à Etat, ratifié par les Chambres, et la neutralité de la Suisse aurait pris fin le jour de la signature ! Donc, il n’y a rien à la Présidence du Conseil et aux Affaires Etrangères.
– Et au ministère de la Guerre ?
– C’est un peu plus délicat, mais, en dehors de quelques notes très générales, il n’y a pas grand-chose. Surtout que les ministres peuvent changer très rapidement, chez nous, et qu’ils ne s’entendent pas forcément avec l’état-major. Souvenez-vous de ce qui s’est passé entre 1914 et 1918… Que le ministre, l’ancien ou le nouveau, ait eu vent de quelque chose, ce n’est pas impossible, mais de là à ce qu’il y ait des documents précis, non, je ne crois vraiment pas.
– Reste l’Armée elle-même.
– Oui, bien sûr. Les deux personnes qui ont rédigé les plans conjointement sont votre commandant Barbey et moi-même. A chacune de nos rencontres, les pages modifiées étaient tirées sur une ronéo et je détruisais le stencil immédiatement après. Ensuite, le commandant Barbey repartait avec un exemplaire. Chez nous, cinq exemplaires étaient destinés aux différents états-majors concernés et envoyés par porteur, qui certifiait la destruction des feuillets remplacés. J’en gardais deux autres dans mon coffre-fort : l’original et une copie de travail, que j’annotais au fur et à mesure de ce qui revenait des états-majors et qui servait ensuite lors de la rencontre suivante avec Bernard Barbey.
– Soit sept exemplaires ! Que sont-ils devenus ?
– Les miens, je les ai bien sûr détruits quand le GQG a quitté Vincennes. Pour les autres, début juin, à la demande du général Georges, quand il devint évident qu’il ne pouvait plus y avoir de mouvement de grande ampleur de la France vers la Suisse, les exemplaires se trouvant dans les états-majors du IIIe Groupe d’Armées, chez Besson, et à la 8e Armée, chez Laure, ont été détruits. J’étais moi-même à Belfort chez Laure quand l’ordre est parvenu, et je peux vous assurer que cela a été fait. On peut considérer qu’il en a été de même au IIIe GA.
– L’exemplaire du général Daille est parvenu au général Guisan.
– Bien, il ne reste que celui de Georges et celui du Généralissime. Pour Georges, pas de problème, il comprendra les raisons et il le fera détruire. Reste celui du généralissime.
– Huntziger ?
– Non, ce n’est pas si simple. Ce n’est hélas plus un secret pour personne : si nos armées ont si mal manœuvré en mai, c’est en grande partie en raison de la mésentente, pour ne pas dire plus, entre le généralissime Gamelin et le général Georges. Gamelin fut remplacé en catastrophe par Weygand, mais peut-être pas au meilleur moment, et maintenant, c’est Huntziger qui a pris le relais. Alors, les archives des généralissimes, il va falloir d’abord les trouver, avant de pouvoir faire quoi que ce soit !
– Ce qui ne nous arrange pas vraiment…
– Allons, tout n’est pas perdu. A force de naviguer entre tous les états-majors, je connais suffisamment de monde et j’ai du temps à vous consacrer : je n’ai pas grand-chose à faire ici, nos quelques prisonniers allemands sont pris en charge par la Wehrmacht plus vite que par la Croix-Rouge et je n’ai à signaler que des aviateurs que nous envoyons en Algérie. Bon, commençons par Georges. Dans une heure, nous partons pour Montpellier et on sera vite à l’état-major !
– Vous êtes optimiste, les routes sont encombrées…
– Vous verrez bien !
Une heure plus tard, nous montions avec Garteiser (qui avait revêtu son uniforme) dans une Renault qui prit la direction du sud-ouest. Je m’en étonnai, car c’était à l’opposé de la route pour Montpellier. Garteiser ne répondit pas, et, au bout d’à peine un quart d’heure, la voiture obliqua sur la droite, franchit une clôture, et nous entrâmes sur le champ d’aviation de Francazal. En cahotant sur l’herbe, l’auto s’arrêta près d’un petit avion monomoteur où nous embarquâmes, non sans appréhension pour Maurice et pour moi-même : c’était notre baptême de l’air ! Mais tout se passa sans incident : après le décollage, l’avion fit un large virage avant de prendre vers l’est, puis de survoler à très basse altitude le canal du Midi, que nous montra Garteiser. Nous suivîmes le canal jusqu’à la Méditerranée, à Béziers, avant de longer la côte puis de remonter jusqu’à Montpellier. J’avoue avoir fermé les yeux lors de l’atterrissage !
De retour sur le plancher des vaches, Garteiser nous donna quelques explications : « Depuis le début de la guerre, nous avons quand même appris quelques leçons. D’abord, les communications. A Montpellier, on s’est installés dans la caserne du Génie télégraphiste, car là au moins, il y a toutes les liaisons imaginables par fil et sans fil. Et la caserne où se trouve le QG de Georges est à deux pas. Fini les châteaux sans téléphone ! Ensuite, pourquoi laisser moisir des avions alors qu’ils peuvent nous être utiles ? A peine une heure depuis Toulouse, c’est mieux qu’en voiture, non ? »
– Et le Caudron Simoun est un bon avion, commenta le pilote, un homme d’âge mur. Bien meilleur que les Bréguet avec lesquels on volait du temps du Patron. Mais au départ de Toulouse, l’itinéraire est le même qu’à l’époque : en rase-mottes le long du canal du Midi, quel que soit le temps. Plus d’un y a laissé ses nerfs, voire sa peau, pour quelques sacs de courrier… Moi, dès que j’ai pu trouver une place plus tranquille, je l’ai fait. Et…
Son bavardage fut interrompu par l’arrivée d’une auto, qui nous emmena à la caserne Lauwe. Garteiser nous demanda d’attendre dans un couloir, avant de revenir, un dossier à la main. Il l’ouvrit devant moi : « C’est bien ça, n’est-ce pas ? »
– Mais oui.
– C’est celui de Georges. Je savais qu’il était dans son coffre, et il a été vite d’accord pour me le donner. Maintenant, il ne sert plus à rien. Hé, vous, là-bas, on ne salue plus les officiers ?
– A vos ordres, mon colonel. Je ne vous avais pas vu.
– Soldat, avec moi, il faudra trouver une meilleure excuse. Pour votre peine, conduisez-nous à la chaufferie !
– Hein ?
– Vous êtes sourd ?
– Heu, mon colonel… La chaufferie, elle est arrêtée, on est en juin…
– Alors, aux cuisines !
– A vos ordres !
Aux cuisines, un caporal, sans doute un cuistot, voyant les galons du colonel Garteiser, se mit au garde-à-vous, tenant sa louche comme un fusil, en se demandant ce qui pouvait motiver cette visite.
– Tenez ça, dit Garteiser au soldat qui nous avait guidé, en lui tendant le dossier. Il poussa de côté une marmite qui chauffait sur un énorme fourneau à charbon.
– Caporal, ouvrez-moi ce fourneau !… Bien, soldat, jetez-moi ce dossier là-dedans, et tâchez de ne pas vous brûler !
Le pauvre 2e classe se brûla tout de même, mais l’avant-dernier exemplaire disparut dans les flammes. Il n’en restait qu’un, mais nous n’étions pas au bout de nos peines. »
Toute l’après-midi, les deux Suisses suivirent le colonel Garteiser dans de vaines recherches. Nul ne savait où étaient les papiers de Gamelin, car tout laissait penser que c’était dans ce lot que se trouvait l’ultime exemplaire.
Rosslet et Mesnier retournèrent souper chez Paulette et Marcel, avec une bonne nouvelle pour eux : leur deuxième fils n’était pas prisonnier, son unité était du côté de Nice, pour renforcer les défenses en cas de poussée italienne et évacuer, si possible, à son tour. Marcel déboucha une nouvelle bouteille, aussi âpre que la précédente, mais les Suisses firent contre mauvaise fortune bon cœur.

(Bon, Dak, la suite maintenant !)


Dernière édition par Casus Frankie le Mar Fév 12, 2008 15:43; édité 1 fois
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MessagePosté le: Mar Fév 12, 2008 13:52    Sujet du message: Répondre en citant

Délurkage express pour signifier toute mon admiration à l'auteur pour cette histoire. Chapeau!
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MessagePosté le: Mar Fév 12, 2008 14:19    Sujet du message: Répondre en citant

Absolument remarquable....

F
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Archibald



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MessagePosté le: Ven Fév 15, 2008 08:44    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:

– Bonjour. Vous êtes les envoyés de Georges pour les internés en Suisse ?
Je répondis par la phrase énigmatique que m’avait fait apprendre Barbey : « Maintenant, le pastis se dissout en Ricard. » Le visage de notre interlocuteur, un instant décontenancé, s’éclaira : « Mais on a un bon rasoir en aiguisant. »
Ce n’est qu’après la guerre que j’appris que le pseudonyme du colonel Garteiser, quand il venait en Suisse avant la guerre, était Henri Cart.


Tres tres fort! Laughing Laughing
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Dim Fév 17, 2008 18:31    Sujet du message: (suite) Répondre en citant

Suite des tribulations de 2 Suisses dans la France du Grand Déménagement, par Dak 69...

1er juillet 1940
Les deux agents suisses retrouvèrent le Lt-colonel Garteiser au quartier Lauwe avant 8 heures. La nuit portant conseil, Rosselet était arrivé à la conclusion que la réponse à leur problème se trouvait bien à Montpellier, mais qu’ils s’y étaient mal pris.
– Mon Colonel, hier, vous avez demandé à tous les officiers supérieurs que vous connaissez dans les états-majors s’ils savaient où se trouvaient les papiers de Gamelin, et aucun n’a pu vous répondre. Il faut procéder autrement.
– Autrement ! Avez-vous une suggestion, capitaine ?
– Oui. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que, dans toutes les armées, si les ordres viennent d’en haut, c’est en bas qu’ils sont exécutés. Comme nous n’avons pas trouvé qui avait donné l’ordre de déménager les papiers du GQG, trouvons celui qui a exécuté cet ordre !
Mesnier s’étrangla : « Mon capitaine, on ne va pas questionner toute l’armée française ? Ça fait du monde, même si y’en a pas mal qui sont prisonniers chez les Boches – sauf votre respect, mon colonel ! »
– Pas de mal, sergent. Je comprends ce que vous voulez dire, Rosselet. Les hommes de troupe qui ont fait le travail étaient encadrés par un sous-officier, adjudant ou sergent ou, au moins, par un caporal. C’est lui qui a exécuté l’ordre.
– Exactement. Interrogeons tous ce qui va de caporal à adjudant et nous tomberons sur notre homme !
– Capitaine, ça reste aléatoire, mais ça vaut mieux que de ne rien faire. A vue de nez, entre les deux états-majors, il y a une grosse centaine d’hommes à questionner. Autant nous y attaquer tout de suite.
Les trois hommes se mirent donc à questionner les caporaux, sergents et adjudants de la caserne Lauwe. Tous y passèrent, des fourriers aux cuistots en passant par les secrétaires et même les infirmiers, mais sans succès. Rosselet commençait à s’inquiéter…

« Je me demandais si ma méthode, qui me semblait imparable, allait elle aussi échouer.
La matinée était déjà bien avancée quand nous recommençâmes la même démarche, en nous partageant le travail, cette fois-ci à la Citadelle, où se trouvaient la plupart des services du général Huntziger. En toute logique, c’était là que nous avions le plus de chances de retrouver un acteur de l’opération. Mais, peu après une heure, quand je rejoignis Garteiser près du poste de garde, sa mine aussi déconfite que la mienne me fit comprendre qu’il avait lui aussi fait chou blanc. Et quand nous vîmes Mesnier revenir tout seul, notre moral descendit encore d’un cran. Pourtant, mon sergent avait le sourire :
– J’ai trouvé notre homme : le caporal-chef Dupuis !
– Mais pourquoi n’est-il pas avec vous ?
– En fait, je ne l’ai pas vu : il est opérateur TSF et il ne quitte son service qu’à 2 heures.
– Magnifique ! Comment avez-vous fait pour avoir son nom ?
– J’ai eu de la chance, j’ai interrogé un de ses collègues qui se souvenait.
Après un déjeuner vite expédié, nous étions bien sûr tous les trois devant la porte du bâtiment dominé par les grandes antennes du télégraphe sans fil. Quand les opérateurs relevés en sortirent, Garteiser harponna le seul caporal du groupe : « Caporal Dupuis ! »
– Euh, oui, mon Colonel, à vos ordres.
– J’ai besoin de faire appel à votre mémoire. Il y a trois semaines, vous avez participé à l’évacuation des archives du GQG. Pouvez-vous m’en dire plus ?
Dupuis balbutia. Allait-il nous dire qu’il y avait erreur ?
– Euh, certainement, mon Colonel…
Ouf ! me dis-je. J’intervins : « Mon colonel, nous pourrions peut-être aller dans un endroit un peu plus accueillant que cette cour ? »
– Vous avez raison, capitaine. Allons au mess, nous y serons tranquilles à cette heure-ci, nous pourrons peut-être même boire quelque chose.
Intimidé par le fait qu’un colonel s’intéresse à lui, mais réconforté par un verre de vin, le caporal-chef Dupuis eut ainsi le temps de remettre de l’ordre dans ses souvenirs : « C’était le 11 juin. La veille, on avait commencé à entendre des rumeurs sur notre départ de Vincennes et dans la matinée, tout le monde a été mis au boulot pour déménager le QG en catastrophe. Un lieutenant m’a demandé de faire partir les archives du haut état-major, en commençant par les plus récentes. »
– Il s’appelait comment, ce lieutenant ?
– Je ne l’avais jamais vu avant, mon capitaine, mais je me souviens de son nom, parce qu’il ressemblait à celui de ce vieux comique… Voilà, j’y suis : lieutenant Evrard.
– Merci. Poursuivez.
– J’ai pris une bonne vingtaine de soldats et organisé une chaîne pour transporter les cartons dans des camions qui se trouvaient dans la cour. Un camion, une année, enfin, à peu près, en commençant par la plus récente. Quand tous les camions étaient pleins, on a arrêté.
– Et vous êtes remontés jusqu’à quand ?
– 1936, de mémoire. Les cartons les plus récents, eux, étaient de fin mai 40, sans doute quand Weygand a remplacé Gamelin.
Il finit son verre et reprit : « Le lieutenant Evrard, qui galopait en criant d’un groupe à un autre dans la cour, m’a ordonné d’aller à la gare de Bercy avec mes camions et mes hommes, de trouver un train de marchandises partant vers le sud et de mettre le contenu de mes camions dans des wagons. Un quart d’heure après, on y était. Je me suis adressé à un collègue de la SNCF au bureau des Mouvements… »
– Un collègue ?
– Je suis cheminot dans le civil, mon Colonel. Aiguilleur près de Versailles. Donc, il m’a indiqué deux wagons en me disant : “Quand vous aurez fini de tout transborder, laissez deux hommes en faction devant chaque wagon et venez me voir aux Mouvements.” Ça n’a pas été facile, les hommes n’avaient jamais eu autant de pinard autour d’eux, il faisait chaud, ils avaient soif et ils auraient bien mis un tonneau en perce. Mais la discipline a quand même été la plus forte ! Aux Mouvements, le collègue m’a donné deux feuilles de papier, une par wagon, avec le numéro du wagon, celui du train, et la destination des wagons.
– Et ces papiers, qu’en avez-vous fait ?
– Je les ai donnés au lieutenant Evrard, bien sûr !
– Bon, mais vous souvenez-vous où allait le train ?
– Oui. Le train allait à Lyon, la Part-Dieu, vous savez, la gare de marchandises à côté des casernes. Mais attention ! Les wagons étaient marqués pour Marseille
– Merci caporal. Je vais dire au serveur de vous apporter un autre verre, vous l’avez mérité !
Là, nous avions eu de la chance. Si le caporal Dupuis avait été boucher-charcutier dans le civil et non pas cheminot, nous n’aurions jamais eu toutes ces précisions. Mesnier, qui avait de plus en plus le mal du pays, était tout joyeux : « C’est tout bon, mon capitaine. Le dossier est à Marseille, il est peut-être déjà en Algérie et là, personne n’ira chercher. On va pouvoir rentrer à la maison ! »
Garteiser le fit déchanter : « Pas si vite, sergent. Qui vous dit que les wagons du caporal Dupuis sont bien arrivés à Marseille ? Il faut d’abord qu’on trouve ce lieutenant Evrard. Je suppose qu’il fait sans doute toujours partie du GQG, on le trouvera sans doute plus vite que le caporal. Venez avec moi au bureau des effectifs… Quand ces gratte-papier voient débarquer un colonel, même les plumes sergent-major se mettent au garde-à-vous ! »
Le colonel avait raison. Quelques minutes à peine après être entrés dans la tente qui tenait lieu de bureau des effectifs, un adjudant à la voix rocailleuse nous informait dans le plus pur style administratif : « Le lieutenant Evrard, pardon, le capitaine Evrard depuis deux jours en vertu de son inscription au tableau d’avancement, a été détaché à Marseille, dans le cadre des opérations de transfert en Afrique du Nord. Vous le trouverez à la capitainerie du port. D’ailleurs, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, vous ne devriez pas avoir trop de mal pour le trouver : il court tout le temps et n’arrête pas de gueu… de crier, mon colonel. Mais passez voir le commandant Richard, il pourra vous en dire plus. »
Le commandant Richard était en charge de l’installation matérielle du GQG, et, en ces temps troublés, il ne manquait pas de travail. Quand nous le trouvâmes, ses nerfs étaient visiblement à vif, à en juger par ce que nous entendîmes en arrivant dans le couloir du sous-sol où était niché son bureau : « Mais qu’est ce que voulez que j’en fasse, de vos peintures ! Vos portraits de Joffre, Foch, Pétain et autres, vous n’avez qu’à aller les vendre aux puces ! Quoi ? (…) Propriété inaliénable de l’Etat ? Peintres officiels aux Armées ? J’en ai rien à f… ! Tenez, allez voir où le musée Fabre planque les croûtes trop laides pour être accrochées et mettez vos tableaux au même endroit. Exécution ! »
Un innocent téléphone fut raccroché à grand fracas, mais riposta immédiatement par une sonnerie, interrompue net par la voix de Richard, qui devenait carrément hargneuse : « Quoi ! Encore vous ! Plus d’eau chaude à la caserne Lauwe ? N’ont qu’à se laver à l’eau froide. Vous croyez qu’ils en ont de l’eau chaude, face aux Boches ? (…) Ah, plus d’eau froide non plus ? Bon sang, si je tiens celui qui nous a envoyés dans ce bâtiment sous prétexte qu’il était libre. Je comprends pourquoi, tout était pourri là-dedans ! Bon, on ne va sans doute pas y rester longtemps. Sergent, trouvez le plombier et allez voir ce qui se passe. »
Nous entrâmes au moment où il raccrochait. Quand il leva les yeux vers nous, ses yeux lançaient des éclairs : « Ah, enfin quelqu’un qui vient voir dans quelle m… je me débats. Plus d’adjoints : un envoyé à Marseille, un autre à l’hôpital depuis que sa voiture a servi de cible à un Stuka, et le troisième “réservé” par Huntziger à la préfecture. Et tous ces emm… qui ne pensent qu’à leur confort, alors que je dois déjà préparer l’évacuation suivante. Qu’est-ce qui vous amène, mon colonel ? »
– D’autres em… bêtements, je le crains, commandant. Il me faudrait les documents de votre adjoint Evrard relatifs à l’évacuation des archives du GQG de Vincennes. Je dois impérativement m’assurer qu’elles ne tombent pas aux mains des Allemands.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on risque ? Le mieux qu’ils puissent faire, c’est d’appliquer à leur tour toutes les âneries que le GQG a imaginées depuis des années, alors, on n’aura pas de mal à les battre !
– Sur un plan purement militaire, vous n’avez pas tort, commandant ! Mais sur le plan politique, imaginez Goebbels jetant tout cela sur la place publique, avec les commentaires fielleux dont il a le secret. L’Armée et la France perdront toute crédibilité alors que nous, on continuera à se battre pour l’honneur et la victoire de la patrie.
– Hmm… Vous avez sans doute raison. Bon, Evrard a presque aussi mauvais caractère que moi, mais il a une qualité : les choses importantes, il les range proprement, surtout quand ce n’est pas moi qui lui ai demandé de faire le boulot ! Le seul problème, c’est qu’il n’est resté qu’une journée ici et ses affaires sont toujours en vrac, là, dans la pièce à côté.
Le téléphone sonna alors à nouveau. Du geste, le commandant Richard nous fit comprendre que nous pouvions fouiller dans les dossiers de son adjoint. Nous finîmes par trouver une chemise en papier gris marquée “Evacuation du GQG” : elle contenait quelques pages manuscrites décrivant ce qui avait été enlevé, et une trentaine d’imprimés à l’en-tête de la SNCF marqués “Mouvements”. Enfin ! Le temps de tout remettre en place pour ne pas compliquer la tâche du commandant Richard quand il devrait repartir, de lui expliquer que nous irions voir Evrard à Marseille, de le saluer, d’emporter avec nous la copie de la nomination d’Evrard au grade de capitaine, l’après-midi touchait à son terme.
Nous retournâmes au quartier Lauwe, où le colonel Garteiser partit s’enquérir de l’état du front. Quant il revint, son visage était soucieux, et ce n’était pas dû au manque d’eau, chaude ou froide : « Si vous voulez rentrer chez vous, il ne faudra pas trop traîner à Marseille. Les Allemands n’ont toujours pas franchi l’Isère et sont bloqués 20 km au nord de Valence, à Tain l’Ermitage. Mais tout laisse croire qu’ils amènent des renforts, et un passage en force ou un débordement par l’autre rive du Rhône est à craindre pour les prochains jours. Et alors, votre route de retour sera coupée. Je pense que vous l’avez compris : on se bat jusqu’à épuisement des munitions, puis on recule pour évacuer, la ligne de défense suivante prenant le relais. Le tout est d’avoir assez de temps pour réussir le Grand Déménagement de l’autre côté de la Méditerranée. Je suppose que vous partez demain matin aux aurores, on se dira adieu à ce moment là. »
Nous retournâmes chez Paulette et Marcel, à qui nous fîmes nos adieux. J’ai toujours regretté de ne pas avoir pu les inviter en Suisse, après la guerre… »

(à suivre)
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MessagePosté le: Lun Fév 18, 2008 23:28    Sujet du message: Répondre en citant

Dak 69 continue de nous régaler avec les aventures de ses Suisses, et nous montre le Grand Déménagement comme si on y était. Au ciné, on appelle ça un road movie, non ?

2 juillet 1940
Nos deux Suisses reprirent la route de bon matin sur la fidèle Modestine. Rosselet avait laissé très discrètement un gros billet (en francs français, pas suisses !) en remerciement, avec un petit mot d’adieu. Le colonel Garteiser leur souhaita bonne route et leur proposa d’envoyer un message en Suisse via la Croix-Rouge, tant que les communications fonctionnaient encore, ce que Rosselet refusa, conformément à ses ordres.
Enfin ils arrivèrent en vue de la rade de Marseille, pleine de navires de toutes sortes. Pour trouver le port, il suffisait de suivre le flux des camions variés, chargés d’hommes et de matériels hétéroclites. Les grilles franchies, c’est avec la plus grande prudence que Maurice Mesnier dirigea sa machine vers la capitainerie, en cahotant sur les pavés et les tronçons de voies ferrées, encombrées de wagons dont le contenu attendait d’être chargé sur des bateaux. Pourtant, si le port semblait actif, cette activité n’atteignait visiblement pas son maximum. Mesnier gara le side-car devant la capitainerie et Rosselet y pénétra.

« A l’intérieur, la cohue était à son comble. Des dizaines de militaires de tout grade et même quelques civils étaient engagés dans des discussions véhémentes. Trouver Evrard là-dedans n’allait pas être facile, car tout le monde hurlait et courait sans cesse ! Heureusement, un jeune aspirant à lunettes était posté là pour aiguiller les hésitants.
– Je suis à la recherche du lieutenant Evrard.
– Il est là, mais il a fort à faire, comme tous ceux qui essaient de faire marcher ce port, d’ailleurs. Les gens qui entrent ici n’ont qu’un seul but : passer avant les autres ! On a beau leur crier que l’organisation de l’évacuation sera expliquée à 9 heures aux représentants des différentes unités, en attendant, chacun veut démontrer qu’il est prioritaire. Et les civils ont les mêmes exigences. Vous lui voulez quoi, à Evrard, mon capitaine ? Méfiez-vous, il n’est pas à prendre avec des pincettes. Il doit bientôt être promu capitaine, mais il n’a rien vu venir et ça le rend encore plus… heu, plus difficile que d’habitude !
– Je ne veux pas embarquer, mais savoir où sont les wagons chargés de documents qu’il a fait évacuer de Vincennes le 11 juin.
– Les… Ah, voilà du neuf ! Vous ne croyez quand même pas qu’il va pouvoir vous le dire comme ça ? Il y a des milliers de wagons, ici, dont une bonne partie n’ont plus rien à y faire ! Je peux essayer de vous aider, mais il faudrait des biscuits !
– Justement, j’ai le dossier d’Evrard sur le sujet.
– Bon, mais ne croyez pas que ça va aller vite ! Vous êtes venus comment ?
– En side-car, avec mon sergent. Il est garé juste devant.
– Bon, il pourra m’aider à trouver vos wagons. Venez avec moi !
Nous retrouvâmes Mesnier, qui alla mettre sa machine dans une zone entourée d’une grille robuste et gardée par deux soldats en armes, et où elle serait en sécurité. Puis, nous revînmes à la capitainerie, qui se vidait progressivement, tout le monde se dirigeant vers une grande tente dressée non loin de là. L’aspirant fit signe à Evrard, un rouquin de si méchante humeur que son teint avait pris la couleur de sa chevelure : « Je ne sais pas ce qu’ils veulent, mais c’est non, Maurin ! Maintenant, c’est nous qui décidons comment faire marcher ce bazar, pas les pékins ni les états-majors ! »
Je m’avançais avec mon plus beau sourire : « Je veux d’abord vous remettre ce pli, capitaine Evrard. Ensuite, vous poser quelques questions, puis vous laisser faire votre travail ! »
– Des questions, des questions, maugréa-t-il en ouvrant l’enveloppe. Et c’est lieutenant Evrard, d’abord…
Son visage s’éclaira en lisant le papier : « Eh bien, finalement si, c’est capitaine Evrard ! Bon, qu’attendez-vous de moi, porteur de bonne nouvelle ? »
Je le lui expliquai, il réfléchit quelques instants, avant de répondre : « Ici, je ne m’occupe plus que de ce qui arrive par la route. Et croyez-moi, il n’y a pas plus indiscipliné qu’un chauffeur, civil ou militaire ! Vous avez déterré la chemise qu’il y avait sur vos wagons au GQG. Cherchez les avec le lieutenant Maurin, dit-il en désignant l’aspirant. Je vous le laisse pour la matinée. Si vos wagons sont à Marseille, il vous les trouvera, sinon ça voudra dire que tout le boulot qu’il a fait pour suivre les wagons de chemin de fer dans ce Grand B… sera bon pour la poubelle, et lui avec ! Bien, je suis attendu pour la réunion des grands chefs. D’ailleurs, vous feriez bien d’y aller aussi, ça vous sera plus utile que de fouiller dans la paperasse, parce que, je suppose, il faudra bien que vous fassiez partir votre régiment, vous aussi, ou même celui d’un autre ! »
Je me gardai bien de lui avouer que le sort de “mon” régiment était réglé depuis plusieurs jours. Cependant, je rejoignis la tente, où je trouvai une place au bout de l’avant-dernier rang, à côté d’un capitaine dont je ne parvins pas à reconnaître l’uniforme. Il se présenta brièvement : « Capitaine Wouters, des Chasseurs Ardennais… De l’Armée belge ! » ajouta-t-il devant ma mine étonnée.
– Capitaine Rosselet, 260e RI… J’évitai de justesse d’ajouter « De l’Armée suisse ! »
A cet instant, quelqu’un hurla d’une voix de stentor « A vos rangs, fixe ! » Tout le monde se leva et se mit au garde-à-vous (même les civils) et un général couvert d’étoiles entra, accompagné d’un autre homme vêtu d’un uniforme que je ne reconnus pas et suivi de plusieurs colonels et ce que je supposais être des officiers de marine. Le général et sa suite montèrent sur une petite estrade et la même voix de stentor cria « Repos ! Vous pouvez vous asseoir. » Pendant que nous nous rasseyions dans un grand bruit de chaises, d’autres officiers entrèrent et prirent place derrière l’estrade. Je reconnus Evrard au passage – en quelques minutes, il avait déjà trouvé moyen d’épingler un troisième galon sur ses manches ! Le général prit la parole : « Messieurs, nous sommes ici pour vous expliquer comment est organisé ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Grand Déménagement. Les dispositions d’ordre général vous seront d’abord exposées, puis nous répondrons à vos questions. Je remercie Monsieur le Préfet de s’être joint à nous ce matin, car il est également concerné [Mais oui ! L’uniforme inconnu était celui de l’administration préfectorale !]. Capitaine, vous pouvez commencer. »
Un marin à cinq galons (espèce inconnue en Suisse malgré les médisances de certains Français) prit le relais : « En venant ici, vous vous êtes sans doute posé deux questions : pourquoi le port n’est-il pas plus actif et pourquoi vous ne passez pas les premiers. Je vais répondre à la première. Mais pour cela, je dois vous expliquer brièvement comment fonctionne un port. D’un côté, il accueille des bateaux, décharge leurs marchandises et les entrepose avant de les distribuer par train, camion, ou un autre bateau vers leurs destinations. D’un autre côté, il reçoit des marchandises par camion ou train depuis l’intérieur du pays, les charge sur les bateaux et fait partir ces bateaux. Vous ne verrez que rarement un port où on ne fait que charger des bateaux et, en fait, celui de Marseille reçoit en temps normal beaucoup plus de marchandises, surtout en provenance des colonies, qu’il n’en fait partir. Croyez moi, nous utiliserons tous les postes à quai possibles pour le Grand Déménagement, mais ça ne représentera pas l’ensemble du port. Pas besoin de sortir de S… (il s’interrompit pour tousser à fendre l’âme avant de reprendre Smile Pas besoin de sortir de Normale Sup pour comprendre que des grues adaptées au déchargement de sacs de riz ou de cacao sont incapables de soulever des automitrailleuses de 8 tonnes. »
Mon voisin belge me souffla en souriant : « Ah, il s’est bien repris, une fois ! S’il avait dit Saint-Cyr, ils lui auraient tous jeté leur képi à la figure ! Oh, pardon, vous n’êtes pas passé par là, au moins ? » Je n’eus pas à répondre, des remarques acerbes de notre entourage exigeant le silence.
– Donc, deux tiers des postes à quai, au plus, seront utilisables. Et il faudra les employer au mieux, c’est-à-dire organiser l’arrivée du matériel vers les bateaux, mais ça, on vous l’expliquera juste après. Autre chose : le matériel ne partira pas avec les hommes, pour plusieurs raisons. D’abord, charger du matériel prend du temps, surtout s’il n’est pas en caisses quand il arrive, donc il a priorité sur les hommes, qui peuvent monter sur un navire sur leurs propres jambes. Ensuite, contrairement aux hommes, une fois à Marseille, on ne pourra pas envoyer le matériel plus loin pour être chargé, parce que les petits ports ne sont pas équipés et qu’il sera impossible de le remettre sur train ou camion, car tout sera de plus en plus bouché. En règle générale, comme le transfert du matériel prendra plus de temps que celui des hommes, tout le matériel qui n’est pas destiné à la défense et à la protection du Déménagement partira en premier : machines des usines civiles stratégiques et des usines d’armement et d’aviation, matériaux rares présents dans les entrepôts, stocks divers, matériel dans les dépôts, véhicules, artillerie, etc. Les hommes seront évacués au fur et à mesure de leur arrivée à Marseille, tant que la ville n’est pas menacée.
Le général prit le relais, sur un ton grave : « Il faut bien se dire, hélas, que ce sera le cas à un moment ou à un autre, parce que dans les conditions actuelles, le front ne tiendra pas très longtemps, aussi douloureux que ce soit à admettre. Un jour ou l’autre, donc, les Boches vont arriver jusqu’ici. Alors, on pourra encore évacuer les hommes en les envoyant vers les autres ports, Sète ou Port-Vendres, mais ce sera trop tard pour le matériel, à part celui déjà en cours de chargement. Les unités qui ne sont pas destinées aux combats de retardement partent bien sûr les premières, et avec leur matériel lourd ! Pour les autres, les hommes seront prioritaires, car j’espère bien qu’elles ne laisseront pas un seul obus derrière elles. Chaque unité recevra des ordres précis en fonction de la situation du moment. J’espère m’être bien fait comprendre. »
Un colonel évoqua ensuite quelques problèmes bassement concrets : « Faire partir le matériel, c’est bien, le retrouver à l’arrivée, c’est indispensable. Vous imaginez bien que si on charge tout en vrac n’importe comment, ça va être un vrai capharnaüm à Alger, Oran ou ailleurs. Et on n’a pas besoin de ça, car si on passe en Afrique du Nord, c’est pour préparer d’autres batailles, et très vite ! Donc, il faut identifier ce qui est chargé, et ce n’est pas en mettant une étiquette “Mortiers de la 7e compagnie du 152e RI” qu’on y arrivera ! Voilà comment vous allez faire : séparez d’abord le gros matériel du reste. Le gros matériel sera chargé sur des wagons plateaux dans les gares de marchandises proches de votre unité, le reste dans des wagons de marchandises normaux ou dans des camions. Tout ce que vous pourrez mettre en caisses, faites-le, ça gagnera du temps. Mais ce qu’il faudra absolument noter, ce sera le numéro du wagon ou l’immatriculation du camion. Quand le wagon ou le camion arrivera à Marseille, on reportera ce numéro sur les caisses, les véhicules, les canons, et que sais-je encore. Ce qui n’aura pas été mis en caisses le sera ici, autant que possible du moins, et le numéro du wagon ou du camion sera aussi inscrit dessus. A l’arrivée en Algérie, tout sera entreposé, et, avec le numéro du wagon, on retrouvera rapidement où c’est. Bien sûr, il y aura des erreurs et des accidents, ne serait-ce que si un camion tombe en panne et que son contenu doit être mis dans un autre, mais on espère qu’en procédant ainsi 90 % du matériel sera retrouvé très vite à l’arrivée. Un point important : si le même wagon ou camion est utilisé plusieurs fois, on mettra chaque fois un trait de peinture sur les portes quand il repart de Marseille. Dans ce cas, notez le nombre de traits de peinture à côté du numéro. Enfin, si vous le pouvez, ne mélangez pas dans le même wagon du matériel en caisses avec du matériel qui ne l’est pas. Vous nous simplifierez la vie ici. Je résume : notez bien le numéro de wagon ou l’immatriculation du camion et vous retrouverez vos affaires à l’arrivée. Tout ça est expliqué dans le document qu’on est en train de vous distribuer [document que j’ai rapporté précieusement en Suisse et que j’ai encore ; mes seuls souvenirs seuls ne m’auraient jamais permis de reconstituer tout cela…]. »
Profitant de la distribution du document, quelqu’un demanda : « Et pour le matériel qui est déjà dans le port ? » C’est Evrard qui répondit : « Vous n’aviez qu’à ne pas être aussi pressés ! A votre place, je me dépêcherai de trouver où est votre barda et de noter le numéro du wagon ou du camion. Le contenu partira de toute manière, on a déjà noté le maximum de choses pour quand même savoir ce que c’est et à qui c’est, pour que, quand ça arrivera de l’autre côté, on puisse le rendre à son propriétaire, mais il ne faudra pas être pressé pour le récupérer. »
Le capitaine de vaisseau (un voisin m’avait expliqué que c’était le grade du marin) reprit la parole : « Le port sera suffisamment approvisionné en charbon et en mazout pour les bateaux, et en essence pour les camions, car les raffineries de Lavera et de Berre fonctionneront aussi longtemps que possible. Si la SNCF n’a plus de charbon pour ses locomotives, elle pourra aussi venir se servir. Tous les navires de charge disponibles ont été réquisitionnés, la plupart n’arriveront pas à vide, il faudra sans doute les décharger au moins en partie, mais pour ça, les postes ne manquent pas dans le port, comme je vous l’ai déjà expliqué. L’Etat a aussi prévu d’affréter des navires sous pavillon de pays neutres, comme la Grèce. On ne manquera donc pas de bateaux. »
Une autre casquette lui succéda, un aviateur cette fois : « Nous avons concentré autour de Marseille et Toulon quelques Groupes de Chasse disposant de ce que nous avons de meilleur comme matériel. Nous avons déjà pu mesurer leur supériorité sur les avions de Mussolini. Si un Italien s’avise de venir bombarder Marseille, ce sera un aller simple pour lui ! »
La parole fut ensuite rendue à la salle. Un artilleur demanda quelles étaient les dispositions pour les munitions de gros calibre. « Bonne question, répondit un capitaine. Il n’est pas question de faire stationner des trains de munitions à Marseille, ce serait une catastrophe si un avion allemand lâchait une bombe dessus ! Comme cela a déjà été dit, les troupes évacuées auront consommé tous leurs obus ou presque. Les munitions entreposées dans les parcs et les dépôts partent séparément du reste pour Toulon, où la Marine Nationale s’en chargera. S’il vous reste des obus, vous les laisserez aux dernières lignes de défense. » Un autre officier demanda ce qui était prévu pour les chevaux, ce à quoi le général rétorqua : « Si vous entrez dans Marseille à cheval à la tête de vos troupes, je viendrai personnellement à votre rencontre, vous rendrai les honneurs et vous conduirai immédiatement à un bateau pour l’Algérie, avec des écuries dans la cale ! Mais si vous voulez dire que vous souhaitez faire de l’équitation en Afrique du Nord, ils ont tous les chevaux qu’il faut là-bas. »
Il y eut encore bien d’autres questions, notamment sur l’organisation de la circulation des camions dans Marseille, auxquelles le préfet répondit, puis le général mit un terme à la réunion. « Je fais partie des premiers à partir, j’ai à faire, me dit cordialement mon voisin belge. Peut-être nous reverrons-nous en Algérie ? » Je répondis par un grand sourire qui n’engageait à rien. Moi aussi, j’avais à faire…
Je retournai à la capitainerie, où le sergent Mesnier vint à ma rencontre : « Mon capitaine, ce Maurin, c’est un bon ! Mieux organisé qu’un banquier de chez nous ! Il a pris les 30 feuilles du dossier, a retrouvé les numéros des trains de départ dessus, puis a dit “Deux wagons partis dans le même train, donc je trie ça par numéro de train… Voilà le vôtre : huit wagons pour le GQG.” Ensuite, il a ensuite cherché dans les fiches des wagons arrivés, qui sont soigneusement classées ici par numéro de wagon. Il a retrouvé sept des fiches qui correspondaient à ces huit wagons. L’un d’eux n’est donc pas arrivé à Marseille, mais, comme il m’a dit, on a sept chances sur huit que celui qui nous intéresse soit là. Il m’a ensuite montré sur un plan où ces wagons pouvaient se trouver, dans ce qu’il appelle la zone du matériel à mettre en caisses. Là, il est en train de nous chercher six soldats… et le voici qui arrive déjà ! »
C’était en effet Maurin, suivi de six hommes : « Bien, suivez moi. Je vous emmène en promenade, c’est à deux kilomètres. A chaque fois qu’on tombera sur un de vos wagons, on laisse un homme devant, et qui devra rester impérativement devant la porte du wagon, et le suivre s’il bouge. Au septième, je vous laisserai, vous n’aurez qu’à faire le trajet en sens inverse et ouvrir les wagons gardés pour voir si ce que vous cherchez s’y trouve. Quand vous aurez fini, revenez me voir. » Organisé comme un banquier suisse, pas de doute ! »
Rosselet et Mesner eurent ainsi droit à une visite guidée des coulisses du port de Marseille. Des équipes de menuisiers construisaient frénétiquement des caisses et encore des caisses pour recevoir le contenu des wagons. On attelait de petites locomotives à de courtes files de wagons. Maurin expliqua que les petits convois allaient vers des quais de chemin de fer, où plusieurs wagons pouvaient être déchargés à la fois, leur contenu mis en caisses, ces caisses numérotées avec le numéro du wagon étant ensuite chargées avec de petites grues sur des fardiers tirés par des chevaux, qui partaient ensuite au fur et à mesure vers un poste à quai où un bateau attendait. Là, on hissait les caisses dans le bateau, qui partirait dès qu’il serait plein, des convois se formant au fur et à mesure en rade.
« Je comprenais mieux pourquoi on avait emmené six hommes : si nos wagons bougeaient, il fallait pouvoir les retrouver rapidement. Maurin identifia un à un les sept wagon. Une fois arrivés devant le dernier, il retourna à la capitainerie. J’ouvris la porte en retenant mon souffle… Ce que je vis m’apporta la confirmation que les Français croyaient à la victoire finale : il y avait là de quoi l’arroser dignement ! Des cartons et des caissettes marquées Mumm, Roederer ou Cliquot ! Je refermai la porte avant de me laisser attendrir par le gémissement d’envie de Mesnier et passai au wagon précédent. Celui-ci m’intéressait davantage. Les cartons qui s’y trouvaient contenaient bien des archives, mais de 1937. Nous trouvâmes dans les autres wagons des meubles, des machines à écrire, que sais-je encore… Au septième, je demandai à Mesnier d’aller voir. Il ressortit en baissant la tête : « Ce n’est pas le bon, capitaine ! Il n’y a que des masques à gaz et des boîtes de singe ! » Je vérifiai le numéro, comme je l’avais fait pour les autres, sur les feuillets du dossier, mais c’était bien le bon. Nous retournâmes à la capitainerie, accablés. Notre wagon d’archives de 1940 pouvait se trouver n’importe où entre Lyon et Marseille. Je l’avoue, je croyais alors avoir échoué.
Mais c’était compter sans le génie de l’organisation de l’aspirant Maurin. Il comprit tout de suite, en voyant notre mine : « Forcément, c’est le wagon manquant qui est le bon, pas vrai ? Passez-moi les feuillets. Merci. Cette fois, je les trie par numéro de train à l’arrivée. Voyons, trois trains, oui, c’est possible. On va voir sur les fiches des trains arrivés s’il y a quelque chose de marqué. Oui, la SNCF m’a fait une copie de toute sa paperasse, je pensais bien que ça pourrait être utile ! Premier train : wagons pris à Lyon : 38, déposés à Marseille : 38. Deuxième train : ah, wagons pris à Lyon : 34, déposés à Marseille : 29. Laissé les 5 wagons de queue à Valence-Portes pour problème de boîte d’essieu : 4 plateaux et un marchandises. Plateaux déchargés sur place par l’exploitation. Voilà, vous savez où il est ou, plus exactement, là où il a le plus de chances de se trouver : à Valence-Portes, sans doute sur une voie de garage. Hé bien, je peux vous souhaiter bonne route ! Et dépêchez-vous, si vous voulez arriver avant les Boches ! »
Il n’était pas loin de midi. Maurin avait raison, il nous fallait remonter à Valence. Mesnier était d’accord, c’était sur le chemin du retour ! Mais je me souvenais aussi des paroles du colonel Garteiser : la veille déjà, les Allemands n’étaient plus qu’à 20 kilomètres de la ville. Nous prîmes congé de l’aspirant Maurin après l’avoir remercié de bon cœur (je n’ai pas été étonné d’apprendre par la suite sa belle carrière, comme celle de son aîné Evrard). Nous récupérâmes Modestine et le sergent fit le plein, sans oublier la peau de chamois pour filtrer l’essence. Après un rapide casse-croûte, nous revoilà sur les routes de France, direction Arles puis Avignon et Valence. Après Avignon, la nationale 7 était de plus en plus encombrée, et il fallut ralentir à plusieurs reprises. Il était déjà tard quand nous dépassâmes Montélimar, avant de nous arrêter dans un petit village un peu à l’écart de la grand-route. Une brave dame accepta de nous restaurer et de nous héberger dans sa grange. Malgré mon inquiétude, je n’eus aucune difficulté à m’endormir ! »
(à suivre)
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Fév 19, 2008 00:06    Sujet du message: Suite et fin provisoire..... Répondre en citant

3 juillet 1940
Le soleil à peine levé, Rosselet et Mesnier reprirent leur course.
« Arrivés à Loriol, un gendarme nous demanda, l’air soupçonneux, pourquoi on allait vers le nord, alors que tout le monde évacuait Valence pour se replier sur la rive gauche de la Drôme. L’ordre de mission signé Georges nous évita de lui répondre. Modestine grondant avec énergie, nous fûmes bientôt au pont sur la Drôme. Ouf ! Il était toujours là, quoique plus pour longtemps. Des sapeurs étaient en train de le miner, mais ils attendaient que les derniers convois en provenance du nord l’aient franchi. Comme ceux-ci occupaient les deux côtés de la route, il fallut attendre aussi. Un grondement lointain d’artillerie signalait la proximité du front. Nous vîmes passer une batterie de 155 tirée par des chevaux, réduite à deux canons sur quatre.
– Si ça se trouve, ce sont les mêmes que ceux qu’on a croisés à l’aller, mon capitaine !
– Je vais voir.
Effectivement, c’étaient les mêmes. Un officier exténué me raconta : « On a tenu pratiquement une semaine, tant qu’on a pu être approvisionnés en munitions. De notre position, nous pouvions arroser les deux côtés de l’Isère à son confluent avec le Rhône, jusqu’à Tain, et aussi la rive droite du Rhône jusqu’à Tournon. Les Boches ont envoyé des Stukas pour nous faire taire, mais on était bien nichés dans un retranchement de campagne et on avait été rejoints par des canons de DCA de 25 mm. Et personne ne s’est enfui en voyant les Boches piquer, comme c’est arrivé en mai ! Ces salauds n’ont pu démolir qu’une de nos pièces et tuer quelques chevaux. Et nos gars en ont descendu deux ! Hier midi, on a eu l’ordre de décrocher. On a tiré les derniers obus, attelé nos deux meilleures pièces et balancé le dernier canons dans le ravin. On a passé le pont de Valence dans la nuit, avant qu’il ne saute, et nous voilà. A Loriol, on prend le train, on est évacués en l’Algérie ! »
Je lui expliquai ce qu’il devait faire pour retrouver son matériel de l’autre côté de la Méditerranée, et lui suggérai d’entrer à cheval dans Marseille… Entre temps, les derniers éléments venant de Valence avaient franchi le pont et un sapeur me hurla de me dépêcher de passer. « Vous avez bien compris que ce pont ne sera plus là d’ici une demi-heure ? » Je hochais la tête. Il salua à notre passage, imaginant sans doute que nous partions pour une mission suicide.
La route était maintenant déserte, et nous fûmes à Portes en un quart d’heure à peine. Les tirs d’artillerie étaient de plus en plus distincts, les Allemands soumettaient les derniers défenseurs de la ville à un bombardement intensif. Quand je pense qu’une semaine plus tôt à peine, cette cité était si paisible… La gare de triage de Portes était abandonnée et à peu près vide. Seuls quelques wagons laissés là stationnaient encore sur les voies, et je n’eus pas de mal à repérer quatre plateaux vides attelés à un wagon de marchandises. Modestine fonça, cahotant en franchissant les voies ferrées. Nous nous jetâmes sur les portes pour ouvrir le wagon tout grand et déchirâmes quelques cartons : décembre 1939, avril 1940, janvier 1940, mai 1940 !
– Enfin, mon capitaine ! Nous l’avons !
La suite fut couverte par une explosion toute proche : les Allemands allongeaient le tir ou avaient mis en batterie de plus gros calibres ! Un coup d’œil par la porte du wagon nous renseigna : l’un des bâtiments de la gare flambait. Trop tard pour récupérer les documents. Sauf à courir le risque d’être les premiers morts suisses de cette guerre, il n’y avait qu’une solution : mettre le feu au wagon. Il devait être écrit quelque part que tous les exemplaires de ce dossier compromettant finiraient dans les flammes ! Mesnier recula le side-car, prit le bidon d’essence de réserve, et arrosa consciencieusement tous ces papiers. Le feu prit sans difficulté, attisé par le mistral, et bientôt le wagon ne fut plus qu’un brasier.
Notre mission était accomplie, mais le plus dur restait à faire : rentrer. Et, avec les Allemands entre nous et la Suisse, ça n’allait pas être simple.
– Qu’en dites-vous, Maurice ? On peut retourner à Montpellier, Garteiser s’occupera de nous faire passer en Algérie. Au pire, on s’engagera “pour rire” dans la Légion (s’engager dans l’armée française est normalement interdit à un Suisse).
– Oh non, mon capitaine ! Je sais pas pour vous, mais je veux revoir ma fiancée avant la fin de cette guerre !
– Vous avez raison. Ma femme et mes enfants doivent commencer à se demander où je suis et à trouver le temps long – du moins, je l’espère ! Allez, on trouvera bien un moyen.
Plus facile à dire qu’à faire. Le chemin que nous avions suivi à l’aller étant devenu impraticable, nous prîmes la route de Crest, salués par les derniers tirs de l’artillerie française, pour tenter de rejoindre Grenoble par la vallée de la Drôme et la montagne.

Merci, Dak 69 ! A suivre...
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MessagePosté le: Mar Fév 19, 2008 13:32    Sujet du message: Répondre en citant

Excellent...

On imagine les aventures de nos 2 suisses (c'est pas un catalogue) en pays huguenot (la Drome et Dieulefit, où tant d'enfants juifs furents protégés dans les commuatés protestantes locales)...

Absolument superbe.

il faudrait trouver cependant un prétexte pour un autre "road-movie" cette fois lors des "derniers jours" dans una atmosphère autrement plus sombre.

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