Fantasque Time Line Index du Forum Fantasque Time Line
1940 - La France continue la guerre
 
 FAQFAQ   RechercherRechercher   Liste des MembresListe des Membres   Groupes d'utilisateursGroupes d'utilisateurs   S'enregistrerS'enregistrer 
 ProfilProfil   Se connecter pour vérifier ses messages privésSe connecter pour vérifier ses messages privés   ConnexionConnexion 

Le Trésor de Champagne, Par HOUPS

 
Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    Fantasque Time Line Index du Forum -> Récits romancés
Voir le sujet précédent :: Voir le sujet suivant  
Auteur Message
Casus Frankie
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 13715
Localisation: Paris

MessagePosté le: Sam Mai 20, 2023 10:32    Sujet du message: Le Trésor de Champagne, Par HOUPS Répondre en citant

Pour ce week-end, je vous propose une nouvelle gâterie de la plume d'Houps…


Mi-mai 1944

Ceux qui quittent le navire…
Paris
– Spectacle somme toute banal, un ultime rayon de soleil illumine brièvement l’antenne radio de la tour Eiffel. Spectacle que les occupants de la voiture qui s’engage actuellement sous le porche d’un immeuble discret du 7e arrondissement, ne daignent pas relever puisque, de par leur position, cet embrasement leur échappe totalement. L’absence des disgracieuses protubérances alambiquées qui ornementent la plupart de ses consœurs pourrait attirer l’attention sur elle, mais en ces temps troublés, les passants ont d’autres chats à fouetter – s’ils en trouvent. Le véhicule pénètre dans la cour intérieure sous le regard d’un homme en bras de chemise, une chemise censée être blanche, marquée de larges auréoles aux aisselles, posté derrière une fenêtre du premier étage. Sans doute pour cause d’atmosphère étouffante, il a ouvert son col, et la cravate coupable gît sur un fauteuil au velours râpé. A peine arrêté, le véhicule vomit sur le pavé inégal un officier en uniforme noir, que vient accueillir un civil en complet gris défraîchi et froissé.
Le claquement sec des talons militaires gravissant les marches précède l’entrée des deux personnages dans la pièce. Abandonnant son poste d’observation, le quadragénaire occupant des lieux écrase un mégot dans le plus proche cendrier puis s’assied en soufflant derrière un bureau encombré. En familier, l’officier prend place dans un fauteuil à l’opposé tout en piochant une cigarette dans un étui métallique. Tandis que le troisième personnage reste debout à la porte, la discussion s’ouvre sans préambule.
– J’espère, Sturmbannführer, que vous nous apportez de bonnes nouvelles. De bonnes nouvelles pour notre affaire, s’entend…
‒ Tutut, Monsieur le sous-secrétaire
(l’homme s’exprime quasiment sans accent), j’ai cru comprendre que vous recherchiez une certaine discrétion ? Je vous ai connu plus prudent. Sous-entendre aujourd’hui qu’il y a des mauvaises nouvelles risque d’attirer l’attention. Et pas seulement de nos services…
‒ Ha ! Hersel ! Pas de ça avec moi ! Accouchez !

Et d’allumer derechef une nouvelle tige, présentant ensuite la flamme à son vis-à-vis, lequel prend le temps de tirer posément quelques bouffées avant d’enchaîner : « Vous voilà bien nerveux, Monsieur le sous-secrétaire ! Remettez-vous ! C’est mauvais pour la santé, vous savez ?… Soit ! Les nouvelles ne sont effectivement pas très bonnes. Que dire de plus ? Les choses évoluent vite. Très vite. Avez-vous regardé Paris ? »
‒ Si vous croyez que je n’ai que ça à faire !
‒ Paris brûle, Monsieur le sous-secrétaire. Paris brûle… des papiers. Pour le moment. Des tas de papiers. C’est fou la quantité de papiers que certains peuvent amasser. Comme on le dit si bien chez vous, « ça sent le roussi ».
‒ Soit.
(Il se lève, va à la fenêtre, contemple le toit du véhicule dans la cour, revient.) On brûle des paperasses. Ce n’est pas la première fois. Et alors ? Quel rapport ? Cessez de tourner autour du pot !
‒ Alors ? Alors, cela veut dire que nos… eh bien… nos dispositions… sont à revoir. Il va falloir procéder autrement. Et sans plus tarder !
‒ Comment ça,
« à revoir » ? (Il se rassied lourdement.) Vous savez ce qu’elles m’ont coûté, ces fichues… dispositions à revoir ?! Si…
‒ Léon, tu t’emportes sans savoir ! Herr Hersel…
‒ Sturmbannführer Hersel, je vous prie…
‒ Notre ami… Sturmbannführer… a sans doute des propositions, des renseignements !
‒ Merci, monsieur Vaillant. Voyez-vous, comme je le disais, les choses ont changé. La situation a évolué… évolue encore… vite. Très vite…
‒ D’accord, d’accord… Et alors ?
‒ Pour faire bref, je ne peux plus désormais protéger suffisamment vos… hem… vos
« archives » et en même temps faire preuve de cette discrétion qui vous tient tant à cœur. Tutut ! Je n’y suis pour rien croyez-moi ! Moi aussi, j’aurais aimé faire ce qui était prévu ! Il va donc nous falloir agir autrement et, j’insiste sur ce point, rapidement. Je vous annonce aussi qu’en l’état, je ne puis absolument plus distraire ne serait-ce qu’une poignée d’hommes de nos effectifs, sans être obligé d’en référer à mes supérieurs. Ce qui s’avèrerait… comment dire… ennuyeux, n’est-ce pas ? Moi-même, je dois faire dorénavant très attention. Ceci dit, moins de monde, ce n’est peut-être pas si mal…
‒ Diable ! C’est à ce point ? Je croyais…
‒ Bon sang, Léon ! Tu tombes de la Lune, ou quoi ? Les Américains et les Anglais arrivent à bride abattue, avec les Africains sur leur porte-bagages ! Les rues sont pleines de convois bo… allemands, et ils ne vont pas vers l’ouest, crois-moi ! Tout le monde fout le camp !
‒ Eh bien, c’est ce qui était prévu, non ? Rejoindre un de ces convois ? Au contraire…
‒ Comme ça ? Tu crois qu’on va prendre le métro ?
‒ Monsieur Vaillant a raison, Monsieur le sous-secrétaire. Il vous sera impossible de vous mettre à la queue d’une de nos colonnes « comme ça ». A moins que Messieurs Doriot, ou Laval, ou un autre, ne vous… comment dites-vous ? Ne vous
« commissionnent » ? Remarquez, si vous y arrivez… Mais j’ai cru comprendre…
‒ Hors de question ! Et vous le savez ! Bon sang ! On était à ça de réussir ! Comment va-t-on faire ? Didier ? Tu as une idée ? Tout était presque prêt !
‒ Monsieur le sous-secrétaire, je vous ferai remarquer qu’entre
« presque prêt » et « prêt », il n’y a qu’un mot. J’ai cru comprendre qu’un véhicule… un Renault, assez récent, je crois, attend dans une remise, à quelques rues d’ici… Ce Renault serait parfait. Bien plus petit et discret que le gros que vous envisagiez ! Nous manquons de camions, savez-vous ? En ces temps troublés, tous les moyens sont bons. Nous réquisitionnons beaucoup. Mais pas des véhicules comme celui-ci. Enfin, pas encore. Donc, le Renault, votre voiture, la mienne… Une partie de vos « archives » est déjà prête à être chargée, non ? Accélérez le mouvement, laissez le reste, et…
‒ Là ? Maintenant ?
‒ Pourquoi pas, si vous êtes prêts…
‒ Vous plaisantez ? Pour vous parodier, entre
« les caisses sont prêtes à être chargées » et « les caisses sont chargées », il y a plus qu’un mot ! Il faut du temps ! Enfin, quoi ! Explique-lui, Didier ! Il nous faut absolument un deuxième camion !
‒ Ecoute, Léon, on n’est pas obligés de s’en tenir au pied de la lettre à ce qui était prévu. Notre ami ici présent a raison. Il y a des bruits qui courent, en ville. Les Rouges sont prêts à passer à l’action. On charge le camion, pardon, le fourgon, on prend ta voiture, et…
‒ Les Rouges ? Parlons-en, des Rouges ! Sans escorte, comment crois-tu qu’ils nous laisserons passer ? Sur notre bonne mine ?
‒ Sturmbannführer ?
‒ Comme les Jabos traquent la moindre estafette et que les terroristes s’en prennent à nos colonnes, je pense que voyager avec seulement un fourgon et deux voitures civiles, ça pourrait passer. Parions que les cow-boys, les Anglais et les gens d’Alger ne voudront pas gaspiller leurs munitions sur d’innocents civils fuyant les combats.
‒ Et pour les terroristes ? Hein ? Qu’en faites-vous, des terroristes ? Si nous tombons sur un barrage ? Sans escorte…
‒ Les terroristes ? Nous prendrons des chemins détournés. Ils ne peuvent être partout à la fois ! Et si jamais cela arrivait, vous aurez avec vous mieux qu’une escorte, Monsieur le sous-secrétaire. Les terroristes sont des hommes… Et les hommes sont vénaux…Nous en savons quelque chose, non ? Et puis, voyager sans risque, en ce moment… Plus vous attendrez… Sur ce, Messieurs, veuillez m’excuser, mais je dois vous laisser. Une absence prolongée, par les temps qui courent, n’est-ce pas…
(Il quitte son siège.)
‒ Mais alors, que fait-on ? (L’Allemand lève les mains, fataliste.) C’est bon, c’est bon ! Disons que nous avançons notre départ… Soit ! Que suggérez-vous ?
‒ Mais… de ne rien changer d’autre à ce dont nous étions convenus… Rien d’autre que le fourgon et la date. Demain. Ou… jamais.
‒ Demain ? Mais…
‒ Demain ? Et les Ausweis ? Vous disiez…
‒ Ah ! C’est vrai, j’oubliais… J’ai pu obtenir des laisser-passer. Pas facile d’obtenir des laisser-passer, en ce moment, vous savez… Certains fonctionnaires sont si tatillons. Même en ce moment. On croit rêver !
‒ Vous les avez ?
‒ Monsieur Vaillant ! J’ai dit que j’avais pu les obtenir, pas que j’en disposais… Mais je les aurai demain soir, sans faute ! Faites-moi confiance.
‒ Demain soir ?
‒ Demain soir. A peu près à cette heure-ci, à l’endroit convenu. Ne changez rien d’autre. Ah ! Une dernière chose : n’oubliez pas les pneus…
‒ Les pneus ?
‒ Plutôt les chambres à air. Monsieur le sous-secrétaire, croyez-en mon expérience, on pense toujours à l’essence. Rarement aux chambres à air ou aux pneus. Mais un simple morceau de métal, un caillou un peu – comment dites-vous – acéré ? Et…

(Tout en se dirigeant vers la porte, il fait un geste explicite de la main. On l’entend ensuite descendre posément l’escalier.)
‒ Le salaud ! « Faites-moi confiance ! » ; « En ce moment ! ». Tu parles ! D’ici à ce que ses « amis » nous attendent au coin de la rue !
‒ Tu as une autre solution ?
‒ Tu sais bien que non ! (Il se lève à nouveau pour faire les cent pas). Demain soir ? On ne sera jamais prêts !
‒ Allons, Léon, tu déraisonnes ! Je t’ai connu plus décisif ! On charge les caisses qui sont dans la remise, et…
‒ Et le reste ?
‒ Léon ! Il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre ! Laisse le reste aux autres gars. En plus, avec le camion, ça les occupera. Ils ne penseront pas à nous courir après…
‒ Alors, toi non plus, tu ne veux plus d’escorte ?
‒ Mais, Léon ! Réveille-toi ! Tu es naïf à ce point ? Nos petits copains sont prêts à nous faire la peau pour sauver la leur, crois-moi ! J’étais au téléphone avec Albert : il a reçu un coup de fil de chez nous, soi-disant que des « gardes » vont venir bientôt pour « assurer la sécurité de l’entrepôt ». Tu vois ce que ça veut dire ? Honnêtement, tu veux une « escorte » ? Sûr ? En mars, je n’aurais pas dit. Mais on est en mai !
‒ Des gardes ? Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Tu es au courant ?
‒ Pas plus que toi. C’est bien ce qui me fait dire qu’il faut faire une croix sur les gars. Si tu veux mon avis, je ne suis même pas sûr que les types du Gros soient dans ce coup-là. Hersel a raison, la situation évolue très vite. C’est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi ! Mieux vaut ne pas s’attarder, si on ne veut pas finir « Résistants ». Ou « Collabos », tant qu’à faire, hein… « En ce moment », comme dirait notre ami Hersel…
‒ On pourrait filer tout de suite ?
‒ Allons bon ! Y’a pas deux minutes, tu voulais attendre encore je ne sais quoi ! Et filer sans Hersel ? Toutes les sorties et les entrées sont filtrées ! Tu veux aller demander un sésame à qui ? A Déat ? Au Gros ? Et le bahut n’est pas prêt ! Les caisses ne vont pas se charger toutes seules ! Et l’essence ? On a stocké les bidons dans l’entrepôt. Il va falloir faire le plein ! Charger le reste…
‒ Parlons-en, des caisses ! A peine si on doit en avoir deux ou trois ! Ça sera vite fait !
‒ Une vingtaine. Oui, ne fais pas cette tête ! J’ai pris sur moi de faire déménager nos… archives la semaine passée. Et les autres. Dans l’agitation, personne n’a rien remarqué. Une caisse de plus ou de moins…
‒ Et tu ne m’as rien dit ?!
‒ Tu étais en réunion, je n’ai pas voulu te déranger. Et puis, t’informer… Il y a des oreilles qui traînent partout. Tu sais ce que c’est. Et ne t’inquiète pas, j’ai pris de braves « militants » d’ici et j’ai fourré un tas de dossiers dans une des boîtes sous leurs yeux. Il y aura au moins six témoins pour attester qu’on a déménagé nos fichiers. Rien ne ressemble plus à une caisse qu’une autre caisse. Et certains fichiers sont foutrement lourds.
‒ Ouais ! Faudra pas te tromper ! J’espère que tu sauras les reconnaître ! J’ai pas envie de risquer ma peau pour des caisses de paperasses ! Une vingtaine, tu dis ? On aurait pu…
‒ C’est déjà pas si mal ! D’ailleurs, on ne pourra pas tout prendre. Eh oui ! Réfléchis : bidons d’essence, caisses, pneus… Dans le camion, on aurait pu tout mettre. Dans le fourgon… On va être obligés de charger la Citron un peu plus, et tu sais comme moi qu’elle n’est plus toute jeune. J’ai pensé aux lingots, ça tient moins de place. Sauf que c’est justement ce que cherchent le Gros et ses petits copains. On va leur en laisser suffisamment pour les calmer. J’espère ! Et puis ils pourront se faire les dents sur ce qui traîne dans l’entrepôt. Il aime bien les montres, il paraît. Ça, la quincaillerie, les meubles et les tableaux, ça fait du volume, ils ne chercheront pas plus loin. Espérons. Et aussi, faudra les charrier, merde ! Les pierres, ça tient dans rien. On les planque dans ta voiture, histoire de pas mettre tous les œufs dans le même panier. Mais les caisses ! Pense qu’on sera que nous trois : toi, moi, et Albert.
‒ Albert ? Tu viens de dire…
‒ Il a autant la trouille du Gros que des cocos. Tu te sens de conduire le fourgon et moi la voiture ? Ou le contraire ? Non ? Moi non plus. Et puis, on ne sait jamais… Hersel a bien précisé qu’il aurait son chauffeur. Tu le connais ?
‒ Le Chinois ? Non. C’est son ordonnance, c’est ça ?
‒ Plutôt son homme de main, si tu veux mon avis. Alors, tu vois… Des fois que notre camarade Sturmbannführer veuille nous jouer un tour à sa façon… Albert s’équipera. Je nous vois mal bardés de flingues, toi et moi.
‒ Ecoute, depuis qu’il y a ces attentats, j’ai un pistolet. Je le prendrai. On sait jamais. Je me sentirai mieux. Tu veux que je t’en trouve un ?
‒ Moi ? Pour que je me blesse avec ?
‒ Bon. Les dés sont jetés ! Tu peux commencer à t’occuper du fourgon ? Deux coups de fil à donner, et je te rejoins.



Tourisme en temps de guerre
Sur les routes de France
– Le lendemain soir, dans un crépuscule barré de fumées, une voiture anonyme simplement frappée d’un fanion de la SS franchissait l’un des nombreux barrages ceinturant Paris, suivie d’une seconde voiture, une Citroën B 14 grenat qui avait connu des jours meilleurs, et d’un Renault T l, sinon pimpant, du moins en bon état, la publicité pour une célèbre marque de produit lactés qui décorait naguère ses flancs mal recouverte d’un méchant gris passe-partout. Ces deux derniers véhicules virent eux aussi les chevaux de frise s’ouvrir devant eux sans plus de façon.
Dans le soir qui tombait, le trio roula sans encombre jusqu’à Château-Thierry, où, la nuit venant, on fit halte : hors de question de rouler dans ces conditions, privilège réservé à quelques rares convois circulant – ou plutôt cahotant – à la chiche lueur d’un éclairage réglementaire auquel veillait des factionnaires zélés.
On dormit – plutôt mal, mais de raison justifiée – dans les véhicules garés dans un endroit qui parut ad-hoc. Plutôt mal, d’une part parce que l’espace dans les voitures et le camion était exigu et peu apte à ce genre d’exercice – au point que certains préférèrent la belle étoile, mais aussi et surtout parce que malgré le couvre-feu rôdaient divers individus que l’on soupçonna d’intentions suspectes, soldats en retraite piteuse, ou vrais malfrats en quête d’une aubaine juteuse. Un side-car vint s’immobiliser au ras de la voiture de Hersel, pour repartir en pétaradant après un bref échange d’aboiements hautains.
Dès potron-minet, on se remit en route à un train de sénateur, abandonnant l’axe principal pour un itinéraire plus tortueux. Les trois hommes avaient longtemps réfléchi à ce dernier, bien avant leur départ. Hors de question de traverser Reims, Chalons, au sud, ou Soissons, au nord, points de passage obligés, et donc épiés tant par l’aviation algéro-anglo-saxonne que par la Feldgendarmerie, voire par la « Résistance ». Sans aller jusqu’à Vitry-le-François, on avait fini par se ranger à l’idée de traverser la Marne en amont de Chalons : il y avait là suffisamment de petits ouvrages pour espérer en trouver un praticable et peu – ou mal – surveillé.
Personne n’avait rechigné à cette mise en route hâtive. On s’accorda une pause vers les dix heures, histoire de se sustenter, de laisser reposer les mécaniques, de satisfaire quelques besoins élémentaires et de se dégourdir les pattes. Histoire, aussi, de se repérer. Hersel se rasa avec l’aide de son chauffeur et du rétroviseur de sa voiture. L’officier disposait d’une carte relativement précise de la région, mais qui n’allait pas au-delà de la rivière, à son grand regret. La denrée se faisait rare. Vaillant, lui, s’était procuré deux Michelin d’échelles différentes. Si la “56” vit son utilité bien vite limitée, la “98”, fatiguée plus que de raison par force pliages et dépliages, largement moins détaillée, certes, avait l’inestimable avantage de couvrir la totalité de la moitié nord du pays.
Seulement, la carte, c’est bien beau, mais ce n’est pas le territoire. Bref, on se perdit. Ou plutôt, on s’égara, un peu par la faute d’Hersel. Plus que tout, et malgré ses dires, l’officier redoutait une embuscade des « terroristes ». Un village rébarbatif (à ses yeux), une ferme d’allure louche, un indigène suspect donnaient matière à halte, arrêt, examen aux jumelles, détour improvisé et tension. A un moment, il fallut bien se résoudre à envoyer Albert à la pêche aux renseignements : on était vers les midis, et la Marne n’apparaissait toujours point dans le paysage. Pour couronner le tout, soit lors de l’été 40, soit tout récemment, les panneaux indicateurs avaient disparu. Oh, pas tous ! Mais une indication telle que « Les Grands Champs 1,4 Km », même fléchée, était d’un intérêt discutable. On nageait donc dans l’incertitude.
Non pas en prévision d’une telle éventualité, mais parce qu’il était sien, le conducteur du fourgon avait obtenu de charger son “clou” à l’arrière du fourgon. Si l’opération avait tenu du tour de force, l’idée s’avéra excellente : l’engin était de loin l’instrument le plus populaire de l’époque, donc discret, et permettait de couvrir une distance raisonnable dans un délai acceptable. Son propriétaire, jeune et débrouillard, était, quant à lui, suffisamment entraîné par de longs mois de pratique. Accomplir la besogne avec de bonnes chances de réussite parut fort raisonnable.
On s’était donc arrêté – ou plutôt, Hersel avait choisi de s’arrêter – sous quelques arbres qui ombrageaient l’asphalte, perdus dans l’immensité de la campagne. En sus de sa phobie des « terroristes », que l’on découvrait, l’officier avait une sainte horreur de ces espaces nus, et fumait cigarette sur cigarette pour tenter vainement de se calmer. Dès leur départ, il avait été convenu qu’il roulerait toujours en tête, dans l’hypothèse de la présence de postes de contrôle établis par ses compatriotes. Comme on évitait, autant que possible, les bourgs importants, la chose ne s’était produite qu’une fois. Pour le moment. Si l’on avait bien aperçu, un temps, un petit convoi surchargé de branchages, roulant en parallèle sur une voie plus importante, on ne pouvait pas dire qu’il y avait encombrement sur la route. Un peu plus tard, deux paires d’avions traversant le ciel plus au nord avaient été l’objet d’un suivi minutieux et inquiet, mais à part ces incidents et quelques rares usagers croisés en chemin, le périple était fort monotone. Qui allait s’en plaindre ?
Devant, on devinait comme une dépression, et au-delà, une crête bornait l’horizon. Le chauffeur, qu’Hersel appelait « Hans », prénom qui lui allait aussi bien que « Lolita » à une nonagénaire, s’enquérait de la santé de son moteur, imité en cela par Albert. Pendant ce temps, on redéploya une nouvelle fois le papier magique, à la suite de quoi l’on se perdit en conjectures stériles. Aussi Albert, prenant à peine le temps d’essuyer ses mains maculées sur un chiffon douteux, enfourcha-t-il son coursier pour s’en aller aux nouvelles.
Pour tuer le temps, les trois hommes – Hans surveillant les alentours – trinquèrent. Monsieur le sous-secrétaire à l’Administration des Biens des Personnes déchues de la Nationalité française – dernière dénomination en date – avait pris soin d’emporter quelques provisions, et surtout, trois ou quatre bouteilles d’un petit blanc prometteur, que l’officier nazi apprécia, malgré le fait que le nectar souffrît de la chaleur. Mais à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ?
Tout en savourant le jus de la treille, on espérait qu’Albert reviendrait – par les temps qui couraient, à qui se fier ? – et, bien sûr, on n’avait aucune idée de la durée de son absence. Elle fut heureusement fort brève, écourtant une sieste bienvenue, mais pas au point d’inquiéter. Et l’éclaireur rapportait d’excellentes nouvelles : « C’est tout bon. Y’a quatre maisons encore debout, là, c’est Fontaine que ça s’appelle. Vu personne. Ensuite, j’ai pris à droite, par là, et je suis pas allé bien loin : ça tourne et ça descend, et y’a de l’eau. Un canal et une rivière. Et un pont, et un autre bled. Aperçu des péquenots dans un champ, là-bas. C’est tout. »
‒ T’es entré dans l’autre bled ?
‒ T’as vu des soldats ?
‒ Nan. J’ai préféré revenir tout de suite. Et ça m’a donné une de ces soifs !
conclut-il en lorgnant vers le litron.
Forts de ces excellentes informations, le quatuor réintégra les mécaniques transformées en fournaises, et s’en repartit. On passa donc Fontaine, où l’on croisa un vieux poussant sa brouette, pour franchir enfin un canal et ce qui ne pouvait être que la Marne, dans un endroit fort peu touristique, marqué des stigmates des combats passés, et sur un pont de fortune. A ce sujet, le camion initialement prévu aurait-il pu l’emprunter ? On put en douter. Sur l’autre rive, on marqua une nouvelle pause pour trouver un autochtone et confirmer l’itinéraire. Dénicher des individus fut assez facile : les moissons s’annonçaient, et le village s’y préparait fébrilement. Surtout des femmes, des adolescents, des vieux, mais peu d’hommes mûrs. Et la plupart de ceux-ci montraient signe de quelque infirmité. L’un, manifestement, ne pouvait être que l’idiot de village. Rien à en tirer. Les autres se renfrognèrent, et soit leur tournèrent le dos, soit disparurent carrément dans le bâtiment le plus proche. De toute évidence, la méfiance régnait. La composante teutonne du petit groupe pouvait l’expliquer.
On finit pourtant par se repérer. Il apparut aussi clairement qu’on ne serait pas à la frontière d’aujourd’hui. Mettant un frein à ses appréhensions, Hersel voulait avancer. Sans doute la perspective d’avoir des comptes à rendre l’emportait-elle désormais, non sans raison, sur sa crainte des terroristes. Après mûr examen de la carte, toujours aussi peu prolixe, on se fixa donc Ligny, qu’on pouvait joindre en se glissant entre Bar-le-Duc et Saint-Dizier, comme prochaine étape. Deux heures de route, à tout casser. Là, on aviserait de nouveau.

(Suite et fin demain)
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Hendryk



Inscrit le: 19 Fév 2012
Messages: 3203
Localisation: Paris

MessagePosté le: Sam Mai 20, 2023 11:17    Sujet du message: Re: Le Trésor de Champagne, Par HOUPS Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Le chauffeur, qu’Hersel appelait « Hans », prénom qui lui allait aussi bien que « Lolita » à une nonagénaire, s’enquérait de la santé de son moteur, imité en cela par Albert.

Un détail: le roman éponyme n'a été publié qu'en 1955, et Lolita, en 1944, est juste un diminutif hispanisant.
_________________
With Iron and Fire disponible en livre!
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
demolitiondan



Inscrit le: 19 Sep 2016
Messages: 9250
Localisation: Salon-de-Provence - Grenoble - Paris

MessagePosté le: Sam Mai 20, 2023 20:54    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
‒ Les terroristes ? Nous prendrons des chemins détournés. Ils ne peuvent être partout à la fois ! Et si jamais cela arrivait, vous aurez avec vous mieux qu’une escorte, Monsieur le sous-secrétaire. Les terroristes sont des hommes… Et les hommes sont vénaux…Nous en savons quelque chose, non ? Et puis, voyager sans risque, en ce moment… Plus vous attendrez… Sur ce, Messieurs, veuillez m’excuser, mais je dois vous laisser. Une absence prolongée, par les temps qui courent, n’est-ce pas… (Il quitte son siège.)


Justement pourquoi partager ?

Citation:
‒ Pas plus que toi. C’est bien ce qui me fait dire qu’il faut faire une croix sur les gars. Si tu veux mon avis, je ne suis même pas sûr que les types du Gros soient dans ce coup-là. Hersel a raison, la situation évolue très vite. C’est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi ! Mieux vaut ne pas s’attarder, si on ne veut pas finir « Résistants ». Ou « Collabos », tant qu’à faire, hein… « En ce moment », comme dirait notre ami Hersel…


Hum pas la Carlingue en tout cas. Goering ? Nan …

Citation:
C’est tout bon. Y’a quatre maisons encore debout, là, c’est Fontaine que ça s’appelle


Pas trouvé !

Miam miam ! Faudra que j’y fasse allusion en temps utile.
_________________
Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
loic
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 8936
Localisation: Toulouse (à peu près)

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 08:41    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
Les Américains et les Anglais arrivent à bride abattue, avec les Africains sur leur porte-bagages !

Un peu bizarre, un mélange de cheval et de vélo/moto Confused

Citation:
Chalons

Plus précisément : Châlons-sur-Marne (Châlons-en-Champagne aujourd'hui).
_________________
On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Etienne



Inscrit le: 18 Juil 2016
Messages: 2824
Localisation: Faches Thumesnil (59)

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 09:33    Sujet du message: Répondre en citant

Ou Chalon sur Saône? Il y a un village nommé Fontaine juste à côté...
Un ex-ami y a coulé la boîte de son père en moins de dix ans.
_________________
"Arrêtez-les: Ils sont devenus fous!"
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé Visiter le site web de l'utilisateur
Casus Frankie
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 13715
Localisation: Paris

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 09:41    Sujet du message: Répondre en citant

Châlons : je précise - c'est bien celui en Champagne - (et je corrige l'accent).

Mélange cheval / moto : on n'a jamais dit que le personnage qui parle était un grand styliste.

Pourquoi partager : bien entendu, il faut traiter uniquement avec le chef terroriste… dont la part sera d'autant plus grande… (ne dis pas que tu n'as pas vu Kelly's Heroes !!). Je complète.

Fontaine = celui-ci est vraiment un hameau microscopique…
_________________
Casus Frankie

"Si l'on n'était pas frivole, la plupart des gens se pendraient" (Voltaire)
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
FREGATON



Inscrit le: 06 Avr 2007
Messages: 3995
Localisation: La Baule

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 09:54    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
ne dis pas que tu n'as pas vu Kelly's Heroes !!

Don't hit me with them negative waves so early in the morning!
_________________
La guerre virtuelle est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux civils.
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Casus Frankie
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 13715
Localisation: Paris

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 09:59    Sujet du message: Répondre en citant

Confession
Extrait de Chercheurs de trésors, deuxième édition complétée et remaniée, par Erick Jeanbart, Ed. Arthaud, 2013.
Albert Richand – « On n’est jamais arrivés à Ligny. Après la Marne, de l’autre côté, y’avait un bled pas tous les kilomètres, mais presque. C’était embêtant, mais on ne voulait pas suivre la 395, ç’aurait été pire. Alors, on a encore fait du tourisme. Et c’est un peu avant la forêt que la Citroën a crevé. A l’arrière, à droite. C’était déjà bien beau qu’on ait pu faire tout ce chemin sans gros pépin ! Le Boche a bien vu qu’on s’était arrêtés, la voiture et moi aussi, vu que Bouchereau nous avait fait signe. Alors, il est venu aux nouvelles, comme de juste. Il a vite compris qu’on en avait pour un moment, il nous a donc dit qu’il nous attendrait au prochain bled qu’il trouverait. Tu vois, on roulait ensemble, mais pas en convoi. En général, il avait toujours un bon kilomètre d’avance sur nous, et je restais à cent – deux cents mètres de Bouchereau. On s’était entendus là-dessus depuis le début, pour pas trop faire convoi, justement.
Changer la roue, ça s’est pas fait tout seul, on avait perdu le cric, enfin, pas perdu, juste il était enfoui sous tout le reste. Faut dire que la Citroën ressemblait à un vrai campement de Romanichels ! Il a fallu prendre celui du camion, qu’était pas prévu pour, j’ai dû me démerder avec les moyens du bord… Encore heureux qu’on ait eu la roue de secours ! S’il avait fallu démonter le pneu… Bref, on est repartis un peu plus tard que prévu, en se disant que le Hersel allait être furibard, mais que tant pis. De toute façon, il nous gonflait avec ses airs supérieurs. Ça lui ferait les pieds. On n’a jamais pensé qu’il se barrerait sans nous : il avait pris des trucs, des bricoles, mais le plus gros, c’est nous qui l’avions. Moi, je ne savais pas vraiment ce qu’il y avait dans les caisses. Vaillant m’avait bien dit que c’était le fichier des militants et des notes internes, des rapports. Moi, je trouvais que ça faisait beaucoup de paperasse. Et puis, certaines caisses étaient bien plus lourdes que d’autres. Et puis, il y avait aussi le fait que le Gros s’y intéressait aussi. Et le Gros, s’intéresser au fichier des militants ? Bref, je me doutais bien qu’il y avait de l’embrouille dans l’air.
Donc, on est repartis. Moi, j’aurais bien fait une pause plus longue : je conduisais depuis le début, je m’étais payé le sprint du Grand Prix de Nulle Part, plus le changement de la roue – tu parles d’une aide que les deux zozos m’avaient apportée – et je commençais à avoir les mirettes qui baissaient le rideau. Vaillant était assis à côté de moi. C’était pas un trop mauvais bougre, il me tenait compagnie, et il voyait bien que j’accusais le coup. J’aurais volontiers pris un café, parce qu’on avait du vrai café ! Pas de la lavasse ! Deux thermos, qu’il en avait emporté, Bouchereau. Il ne se refusait rien ! On en avait fini un, mais il en restait dans l’autre. Froid, je m’en foutais. A défaut, j’aurais pas craché sur un remontant, mais tout ça, c’était dans la Citron, devant. Et on risquait pas de s’arrêter dans un troquet ! Bouchereau devait être crevé, lui aussi, même s’il n’avait pas fait de vélo : on roulait depuis la veille, quand même ! Et pour ce qu’on avait dormi… Un truc à se foutre dans le premier fossé venu. Encore heureux qu’on faisait pas les 24 heures du Mans et qu’on était en juin ! S’il avait fallu faire en plus avec le brouillard ou le verglas …
Bon. On roule, et puis la Citron commence à ralentir. On arrivait à l’entrée d’une forêt. La voiture d’Hersel était sur le bas-côté, une portière ouverte. Déjà, ça… Mais surtout, y’avait un camion-plateau en travers, et des gus armés. Tu vois, j’avais bien un flingue, et les deux Boches, ils ne voyageaient pas les mains dans les poches. Bouchereau aussi devait avoir un feu. Est-ce qu’il savait s’en servir, au moins ? De toute façon, ç’aurait été du suicide. En face, ils étaient dix ou douze, avec des mitraillettes, des fusils, des grenades, et même un FM – je l’ai vu plus tard. Tu sais, y’avait eu tellement de matériel perdu dans le coin en 40 ! Mais les mitraillettes, c’étaient des armes parachutées. Tout ça pour dire que mon revolver, j’y ai pas touché. Un gars nous a fait signe d’avancer, alors j’ai enclenché la première, et j’ai roulé. Doucement, pour pas les énerver. C’étaient pas les tôles du Renault qui risquaient d’arrêter un pruneau !
Je me rappelle que Vaillant, à côté de moi, s’est dépêché de faire des confettis avec les ausweis de Hersel. Un bon réflexe : c’était pas de la littérature à montrer aux maquisards, tu peux me croire ! Je me suis arrêté à toucher la Citron. Les maquisards étaient déjà en train d’enlever le camion en travers de la route, et un type est monté à côté de Bouchereau. Armé, bien sûr ! Et ils sont partis. La bagnole de l’officier avait l’air intact, pour ce que j’en ai vu. Mais pas trace d’eux… Deux gus ont ouvert nos portières, un de chaque côté, et nous ont foutus dehors. Un autre gars a pris le volant, et nous, on nous a fait monter sur le plateau du camion, avec le reste des « terroristes ». La voiture de l’officier a suivi. Et voilà. On a vite appris que l’officier et son chauffeur n’étaient pas allés bien loin. Ils avaient été fusillés et enterrés dans le bois, pas loin de la route. Nous, on est restés un bon moment prisonniers de “Félix”. Félix, c’était le chef de la bande qui nous avait interceptés. Félix, Tex, Popeye, ils se donnaient des noms d’Américains de cinéma comme pseudos, mais ils se connaissaient tous, évidemment. Ils étaient tous du coin. De drôles de cocos. « Maquisards », je sais pas, j’en ai jamais rencontré d’autres. Ils nous ont gardés… au moins un mois. Le temps que les soldats, les vrais, arrivent.
Au début, on est restés ensemble, Vaillant et moi. On était pas attachés. A peine surveillés. Où on serait allés ? Une fois ou deux, on nous a foutus dans une espèce de cagibi, sans doute à cause de visiteurs indésirables. Bouchereau, on en a plus entendu parler. Au début, on a bien cru qu’il était mort, vu qu’on a très vite su ce qu’étaient devenus nos deux Boches, les autres ne se privaient pas de s’en vanter. Y’a même eu un gars du coin pour écrire un bouquin là-dessus, dans les années soixante. Je l’ai lu, le bouquin. On peut pas dire que ça soit très fidèle. Et y’a des oublis. Le fourgon, par exemple. On parle de l’embuscade, de deux Allemands morts, mais on dit pas comment, et on dit rien sur la Citron, ni sur le fourgon. Des oublis bizarres, non ? Et puis, ce qui avait pu arriver à Bouchereau, on s’en fichait. On espérait juste ne pas se prendre une balle dans le dos.
C’étaient de drôles de maquisards, ces gars. Le chef, le Félix, là, il nous interrogés une fois, le second jour. Il voulait savoir si on était avec les Allemands. Si on roulait ensemble. On avait prévu le coup : les Boches venaient de nous doubler, c’est pour ça qu’ils étaient devant. C’est ce qu’on lui a servi, au Félix. Ça a eu l’air de lui suffire. Après, plus rien. Ça ne nous a pas étonnés. C’était pas notre plus grande préoccupation, tu vois. On se demandait ce qu’ils allaient faire de nous. A l’époque, je croyais que c’étaient des cocos. On a beaucoup dit là-dessus, plus tard, mais à l’époque, les maquisards, c’étaient tous des terroristes, donc des communistes. Ils nous avaient pas flingués tout de suite, mais ça ne voulait rien dire. Et le temps passait. Un jour. Deux. Une semaine… On bouffait pas beaucoup, mais ils nous ont jamais coupé les vivres. Des fois, on donnait un coup de main pour des bricoles. Ensuite, ils sont venus chercher Vaillant. Ça sentait mauvais, ça. Mais il a pas flanché, le rond-de-cuir ! J’ai bien cru qu’il allait rejoindre le Hersel, là. Et lui aussi, je crois bien ! En fait, ils l’ont juste transféré en ville. Et pas moi. On s’est retrouvés un peu après la fin de la guerre. On est restés en relation. Voilà.
Alors, le fourgon. On sait pas ce qu’il est devenu. Bouchereau est parti avec. Ça, c’est sûr ! Le salaud ! Quand on a appris qu’il avait refait surface, on s’est écrit, et on s’est revus, Didier et moi. Fallait qu’on en parle. Pas par lettre, je suis du genre carte postale, et encore, quand je me force ! Et sûrement pas au bigophone ! On se posait les mêmes questions. Les mêmes questions que toi, aussi. D’abord, le Félix et son second, Tex, ils ont dû toucher un héritage, parce que l’un est devenu un gros proprio, et l’autre a un beau magasin, à la ville. Le Félix avait gardé la Citron. Le Popeye, lui, il a eu un accident. C’est bête. Il s’était acheté une belle voiture. Et puis il a fait une mauvaise chute. Si tu veux mon avis, il a peut-être un peu trop réclamé plus. On saura jamais. Peut-être que je me fais des idées. Alors, on a fini par retourner au bled, Didier et moi. Ça devait être dans les années soixante, soixante-trois je crois. On nous a vite fait comprendre qu’on était trop curieux. De son côté, Didier a essayé de contacter Bouchereau. Il avait fini par le loger. Il lui a écrit. En Suisse. Il est même allé le rencontrer. Bouchereau était malade, il n’en avait plus pour longtemps. Il ne menait pas grand train. Il était passé en Suisse avec une poignée de petites pierres, et certaines étaient fausses. Ça l’avait pas mené bien loin.
Didier lui a demandé, pour les caisses et le fourgon. Et l’autre lui a dit que le fourgon avait fini au fond d’une grange, mais qu’il était vide. Et lui, Bouchereau, il allait bientôt rentrer en France, pour les récupérer, les caisses. C’est pour ça qu’il avait répondu à Didier : il avait besoin de lui. Il lui a proposé de partager. Après ce qui s’était passé, il ne manquait pas d’air… Mais la Faucheuse l’entendait pas comme ça. Crise cardiaque. Terminé, le père Bouchereau !
Donc, tu vois, les caisses sont sûrement encore quelque part, là-bas. Ou pas, mais ça m’étonnerait. Ça m’étonne encore plus depuis que tu es venu me voir. Parce qu’on a réfléchi, Didier et moi. Si les caisses étaient restées dans le village, un jour ou l’autre, Félix et Tex auraient mis la main dessus, si c’était pas déjà fait. Et ça, ça se serait su. C’était pas une poignée de diams, même si la moitié était du toc ! Ça faisait quand même un sacré héritage ! Quelqu’un aurait fini par bavarder. Immanquablement ! Didier disait qu’entre les lingots, les bijoux, les bons et les toiles, il y en avait pour plusieurs millions. A l’époque. Il était bien placé pour savoir. Et puis, il est passé, lui aussi. Cancer. Moi, tu vois dans quel état je suis…
A mon idée, c’est pas du côté des autres zigs, là, qu’il faut chercher. C’est ce foutu fourgon. Si Bouchereau s’en est débarrassé quelque part, les caisses peuvent pas être bien loin. C’était pas un déménageur, le Bouchereau. Et il n’avait pas dix mecs avec lui pour creuser un trou. Si Félix ne savait pas où étaient les caisses, s’il ne s’y est pas intéressé, c’est sans doute qu’il ne savait pas ce qu’il y avait dedans. Il ne l’a jamais su. Je sais pas ce que Bouchereau lui a raconté, mais l’autre l’a laissé partir avec le fourgon, ça, c’est la vérité vraie. Il a gardé la Citron et une partie des pierres, et Bouchereau s’est barré. C’est comme ça. Et nous, il nous a laissés comme les deux couillons qu’on était. Et aussi, tu sais, je me suis toujours demandé si cette embuscade était bien arrivée par hasard. Je sais bien qu’on est passés par là et qu’on aurait pu passer ailleurs, que la roue a crevé par malchance, mais, quand même… Juste après qu’on a traversé la Marne, à Ablancourt, on aurait pu prendre un autre chemin. Y’en avait plein, même sur la carte. Mais c’est Bouchereau qui nous a décidés à passer sur cette route-là. J’en jurerais. Depuis, ça n’a pas cessé de me travailler, cette histoire. Cette « coïncidence ». J’en ai parlé à Didier. Il a dit que je me faisais des idées. Il a jamais pu en vouloir entièrement à Bouchereau, le Didier. Peut-être qu’il avait raison. Peut-être… »


Chasse au trésor
Extrait de Chercheurs de trésors, op. cit.
Quelque part en Champagne – « Tel est le témoignage d’Albert Richand, Albert Richand, que j’ai finalement pu rencontrer chez lui, après de nombreux courriers et de longues conversations téléphoniques. L’homme pensait avoir tiré une croix sur cette époque. Il était à la fois méfiant et profondément meurtri par cette mésaventure. Quand il a eu compris que je ne m’intéressais pas à son passé, mais bien à ce qu’était devenue une partie de ce qu’on a appelé « le milliard de la Collaboration », il s’est peu à peu livré. Il avait beau dire qu’il avait une nouvelle vie, je pense que ça l’a soulagé d’en parler. Qu’il attendait l’occasion. Il était seul, sans enfant, ses voisins ignoraient tout de son passé. Un demi-siècle, qu’il a vécu avec ça. On peut comprendre.
Pour en revenir à mon enquête, je dois avouer que bien avant de le rencontrer, je m’étais usé les yeux sur des photographies aériennes et des cartes, que j’avais fait de nombreux aller et retour de mon domicile à cette région, que j’avais parcouru des kilomètres de routes et de chemins, visité bien des granges et interrogé bien du monde, et que je n’ai pas cessé depuis, et, pour le moment, sans succès. Hélas ! Séjournant dans la région, je ne faisais pas mystère que j’étais un fouineur. Prétendre le contraire eut été contreproductif. Mais je me suis toujours présenté comme un collectionneur, à la recherche de matériel pas forcément militaire, de « souvenirs » de cette période troublée. Ce qui est en partie exact.
A force de revenir, d’année en année, de me faire connaître, d’apprivoiser les gens, en quelque sorte, j’ai pu ainsi voir des choses d’intérêt variable, qui pourraient sans doute faire le bonheur d’autres amateurs. Passons sur les casques, dont certains datent de la Grande Guerre, les montagnes de munitions pas toujours inertes, les pièces d’équipement, masques à gaz et autres gamelles ou quarts, les armes, la plupart bien entretenues – c’est dire la confiance que l’on a fini par m’accorder – pour en arriver aux véhicules. Je me souviens d’une Traction Avant, certifiée Gestapo, au prix mirifique ; d’un side-car, sans sa moto ; d’éléments de chenilles de divers calibres ; d’essieux ; de bicyclettes ; de vieux tracteurs ; de “Brabant” en parfait état de marche ; de deux jeeps ; d’un scout-car ; d’une Harley américaine sans roues ni réservoir, de plusieurs GMC – l’un d’eux est un vrai bijou ! – j’en passe, et des meilleurs… En somme, de quoi monter un musée, sinon plusieurs. Mais de fourgon Renault Tl peint en gris, point ! Une fois, on m’a signalé un fourgon. Une fois ! J’ai bien cru que je touchais au but. C’était une vieille Rosalie, qui avait appartenu au boulanger du coin. Donc, de fourgon, point pour le moment. Mais je ne désespère pas. La vie du chasseur de trésors est pleine de rebondissements imprévus, qui le relancent sur la piste alors que tout semblait perdu.
Dans un premier temps, j’avais circonscrit mes recherches à un triangle délimité par Pargny-sur-Saulx et Revigny-sur-Orain, sur l’actuelle D 995, et Haironville, sur la D 997, ce qui me semblait logique. A l’époque, au début de mon enquête, j’étais naïf, je demandais à droite à gauche si par hasard quelqu’un n’avait pas entendu parler d’un fourgon Renault Tl – qui plus est, immatriculé à Paris ! – rouillant dans le secteur, ou ayant été vu roulant dans ce secteur peu avant la fin de la guerre – sait-on jamais, à l’époque, il n’avait pas pu passer inaperçu – mais je crois avoir inspecté le moindre bâtiment, garage, poulailler, remise ou grange du secteur en pure perte. J’élargis donc peu à peu le champ de mes recherches, mais plus le temps passe, plus je suis inquiet.
Pourquoi cette inquiétude ? Eh bien, l’une des causes en est, bien sûr, la disparition progressive et inéluctable de potentiels témoins. Contrairement aux autres enquêtes que j’ai menées, il n’y a aucune archive officielle ou privée sur cet épisode. Richand n’était qu’un exécutant. Bouchereau et ses complices, ou plutôt son complice, Vaillant, soustrayaient à leur compte une partie de ce que les forbans de la rue Lauriston pouvaient laisser derrière eux, et il faut croire qu’ils en laissaient ! Sous couvert d’inspecter les locaux des personnes spoliées et d’enquêter sur les faits, les prétendus « fonctionnaires » de la soi-disant « Administration des Biens des Personnes déchues de la Nationalité française », qui se réduisaient de fait à ces deux individus, passaient les lieux au peigne fin, avec parfois le concours ponctuel de sous-fifres. Une drôle d’officine, cette « Administration des Biens des Personnes déchues de la Nationalité française », un service qui n’a pas laissé beaucoup de traces dans la nébuleuse administrative de la France de Laval, où chacun tirait la couverture à soi et où les bureaux changeaient si souvent d’affectation, de personnel et de tutelle en un rien de temps que plus personne ne savait qui faisait quoi. Surtout en 44, où tout fichait vraiment le camp.
Bref.
Revenons à nos loustics. Tout d’abord, ils récupéraient les « oublis » de leurs prédécesseurs, souvent pressés : bibelots, meubles, vêtements… Ça peut sembler stupide, mais un manteau de fourrure par ci, une porcelaine de Sèvres par là, ou bien un lustre en bronze, tout comme une commode signée, ça chiffre vite ! Ensuite, les victimes ayant vidé les lieux, eux, ils prenaient leur temps. Tiroirs secrets, lames de planchers, faux-plafonds, cheminées, etc. – quasiment rien ne leur échappait. Et comme personne ne les contrôlait réellement, et contrôlait encore moins ce qu’ils déclaraient, la tentation d’en soustraire une partie était bien tentante. Il est donc facile de comprendre qu’ils ne tenaient pas registre de tout ça ! Surtout lorsqu’il apparut clairement quelle tournure prenaient les événements !
Tout ceci se faisait sinon dans le secret, du moins avec beaucoup de discrétion. Comment Hersel, le fameux Sturmbannführer Franz Hersel, a-t-il eu vent de la chose ? Je ne sais. Tout le monde espionnait tout le monde. Ce n’est pas à moi de faire la lumière là-dessus. Donc, pas de document à se mettre sous la dent, même pas un calepin. Ni détail des « récupérations », ni mention d’un lieu de repli du butin, comme on a pu en trouver pour certaines pièces de valeur, mais il s’agissait en l’occurrence de meubles ou de tableaux de maître. Et vous pensez bien qu’aucun secrétaire n’a noté la nature et le contenu des entretiens entre ces trois lascars ! De leur côté, les fameux maquisards qui les ont interceptés, ce groupe dit « commando Ivanhoé », sur lequel on ne sait rien de précis… Ils se sont bien gardés de dresser procès-verbal de leur opération !
En l’absence de document écrit, qu’en est-il des récits de témoins du moment ? Celui de Richand me paraît fiable. Et c’est le seul dont je dispose. Bouchereau et Vaillant ont emporté leurs secrets dans la tombe. Reste ce fameux commando Ivanhoé. Là, c’est l’omerta. Dans ce secteur, comme dans beaucoup d’autres régions, on préfère ne pas trop revenir sur cette période. « Vous voulez en savoir plus ? Lisez Résistants en Champagne ! A quoi bon remuer ces vieilles histoires ? » Ça, c’est le mieux que vous puissiez entendre. Circulez, y’a rien à voir ! Et n’insistez pas. Encore aujourd’hui, “on” ne sait rien, “on” ne veut pas savoir. Et avec le temps, ces témoins disparaissent peu à peu. Félix est mort il y a sept ans, Tex vit encore, si l’on peut dire. Il est à l’hospice, complètement gaga… Rien à attendre de ce côté, donc. Même pas une confession posthume.
Je suis alors parti à la recherche d’autres témoins, des témoins moins impliqués dans l’affaire, en quelque sorte. Je dirais des témoins indirects. Dans certaines affaires, ça a marché. Là, la tâche est quasiment impossible, surtout que ces événements ne datent pas d’hier, mais il faut quand même suivre cette piste. Regardez, l’histoire de cet avion repêché dans l’Oise après toutes ces années ! Ça part de quoi ? D’un gamin de l’époque qui voit tomber un avion ! Il n’a pas été le seul, à commencer par ceux qui l’ont descendu ! Mais c’était le seul à voir précisément l’appareil s’écraser à cet endroit-là ! Et c’est grâce à ce témoignage que mon camarade Norbert a pu localiser l’épave et l’identifier. Mais tout part du récit d’un gars qui avait dix ans à l’époque, et de son fils qui se dit en l’écoutant « Tiens, et si… » Bon, je ne vais pas retracer tout l’historique de l’affaire. C’est juste pour dire que ce genre de miracle se produit parfois. C’est un métier où il ne faut pas avoir peur de la poussière, mais où il faut aussi compter sur son flair, et pas mal sur la chance.
C’est ma façon de procéder. Enfin, une de mes façons. Ensuite, Bouchereau, aux commandes du fourgon, n’a pas pu aller très loin. D’après Richand, qui le conduisait, ce fourgon, depuis le début, il restait à peine de quoi faire une trentaine de kilomètres dans le réservoir. Vaillant et Bouchereau – qui devait avoir le même problème avec sa B 14 – n’auraient pas voulu profiter de l’arrêt de la crevaison pour faire le plein des deux véhicules, cet arrêt étant programmé lorsqu’ils auraient rejoint Hersel. Au passage, vous remarquerez que ce scénario semble contredire les soupçons de Richand. Semble. Je vais revenir sur ce point. On peut donc restreindre les recherches à un rayon de trente kilomètres – disons quarante, pour faire bonne mesure – à partir du lieu de l’attaque. Soustrayez tout ce qui est en direction du nord et de l’ouest, il reste un secteur compris grosso modo entre la D 995 et la N 4, sur laquelle se trouve le fameux Ligny, au sud. J’ai longtemps cru que cette bourgade était la clé de l’énigme. Et je continue à le penser, même s’il ne faut pas négliger d’autres possibilités. Il y a fort à parier que c’est Bouchereau qui avait suggéré Ligny comme étape du jour. Je vois mal Hersel choisissant cet endroit plutôt qu’un autre. Ce n’est pas une certitude, notez bien. Disons, une intuition.
Ligny, c’est une petite bourgade, un peu plus de trois mille habitants, avec un passé, une histoire. De quoi attirer l’attention d’un gars comme Bouchereau, vous allez voir pourquoi. Et entre le lieu de l’embuscade et Ligny, des fermes et des granges, il y en a ! Ça, c’est un des nombreux aspects du problème. Une autre chose qui m’interroge, ce sont les soupçons de Richand. D’Albert. D’après lui, l’embuscade tombait à point nommé. Mais il modérait ses propos, admettant qu’ayant une dent contre Bouchereau, il lui prêtait certainement plus qu’il n’aurait dû. Ça a longtemps été mon avis. Et puis, à force de tourner dans la région, je me suis dit que l’idée n’était peut-être pas si stupide que ça. En effet, comment Bouchereau aurait-il pu vider le fourgon, cacher les caisses et planquer le véhicule – certainement avec l’intention de revenir, car sinon cette dissimulation n’a aucun sens – et tout cela, tout seul ? Et dans le premier bâtiment venu ? En quoi y avait-il tant urgence ? Les combats n’avaient pas encore lieu, Félix l’avait laissé partir, Hersel, Vaillant et Richand étaient mort ou hors-jeu. Ça ressemblait de plus en plus à un plan combiné d’avance, même avec des imprévus, qu’à une improvisation sur un coup de tête.
J’ai donc acquis la ferme conviction que soit Bouchereau avait un complice sur place, soit il disposait d’un point de chute. Ou les deux.
Première hypothèse : le complice. On en revient à ce que j’énonçais auparavant : depuis le temps, ça se serait su. Il y aurait eu des mouvements de fonds, des ventes… Vous resteriez longtemps à côté de plusieurs millions, vous, sans y toucher ? Surtout si leur propriétaire ne donne plus signe de vie ? Non ? Moi non plus. J’ai épluché les archives des journaux, sondé le marché de l’Art : rien. Personne n’a subitement gagné le gros lot et le Prix d’Amérique, et apparemment, on n’a pas retrouvé d’Utrillo roulé derrière la pile de draps de Mamie.
Reste donc l’hypothèse d’un point de chute, une planque soigneusement préparée à l’avance. Ça peut paraître gros, digne de Maurice Leblanc, mais ce n’est pas impossible. Sous ses airs d’obscur fonctionnaire lambda, Bouchereau était un drôle de gus. Je sais peu de choses de lui, il faudrait que je creuse aussi de ce côté-là. Il a fait son petit bonhomme de chemin dans les méandres du NEF, sans bruit, sans vague. Les choses auraient tourné autrement, il aurait certainement fini sa vie tel un innocent boutiquier, comme beaucoup. Mais il a été nommé « sous-secrétaire à l’Administration des Biens des Personnes déchues de la Nationalité française ». Peut-être en reconnaissance de son effacement. Passons. Mais à ce poste, et peut-être même avant, il n’était pas en charge que de Paris ! Il avait forcément des contacts un peu partout, des bonnes âmes prêtes à aider spontanément les Autorités, des sympathisants des divers courants collabos, de la famille, qui sait ?…
Je suppose qu’il aurait pu acquérir n’importe quel truc « rendu à la France » sans problème, c’était monnaie courante à cette époque. Et pas forcément à Paris. Evidemment, mon échafaudage ne repose sur rien de concret. Je n’en continue pas moins à prospecter la région, à la recherche de biens en déshérence auprès des notaires, des mairies, mais c’est fastidieux. Je repère une bâtisse paraissant abandonnée, je me rends au cadastre, je contacte les notaires. Parfois je visite. Ça prend du temps, beaucoup de temps. Ce n’est pas une obsession, contrairement à ce que pensent certains. Je vois ça plutôt comme un stimulant. Quand je me casse la tête sur les bijoux d’Eugénie, ou que le trésor du grand-père se résume à trois liards tout bouffés de vert-de-gris, eh bien, pour me changer les idées, je retourne là-bas. Je finis par y être connu comme le loup blanc. Ce n’est pas un mal, ça finira bien par donner quelque chose.
Et ce faisant, je ne cherche pas que le fourgon, mais aussi et surtout son chargement. Car rien n’indique que là où pourrit le Renault se trouvent les caisses ! Elles peuvent tout aussi bien être entreposées dans le grenier d’une mairie. Ou d’une école, tiens ! Ou derrière une pile d’autres caisses, dans un local inutilisé ! Après tout, quelle meilleure cachette pour des caisses qu’un tas d’autres caisses ? J’ai donc rajouté ateliers désaffectés et petites usines à l’abandon à ma liste. Cela ne l’a pas allongée de beaucoup : granges, hangars, entrepôts, terrains nus, ateliers, usines, garages. Ça fait quand même pas mal de possibilités ! Mais ce n’est pas ça qui pose problème. Voyez-vous, ce qui m’embête le plus, c’est que le temps passe.
Ce que j’appelle « le Trésor de Champagne », qui n’est qu’une partie d’un vaste ensemble que l’on nomme aussi « le Trésor de la Collaboration », se compose surtout de titres, de bons et de valeurs de ce genre. Certes, pour ce que j’en sais, il doit y avoir aussi quelques lingots d’or et d’argent, ainsi que des napoléons et des bijoux. Apparemment, pas de vaisselle. Je dis « apparemment », car Richand ne dit rien à ce sujet : la vaisselle, c’est lourd, c’est fragile, il faut prendre des précautions. Mais il n’a pas chargé toutes les caisses. Même Bouchereau s’y est collé. Vous savez ce que ça vaut, un Ming ou un Saxe ? Même sans ça, lingots, numéraire et bijoux représenteraient à eux seuls un joli pactole ! Mais ce n’est rien comparé à la valeur que pourrait représenter le reste. Or, contrairement aux joyaux et au métal précieux, le papier craint énormément l’humidité et les ravages du Temps, lui.
Il en est de même pour les toiles, qui pourraient constituer une partie non négligeable du tout : mal entreposées, victimes des moisissures, des infiltrations, des insectes, elles se détériorent rapidement. Ce ne sont pas, jusqu’à plus ample informé, des toiles de maître. Là aussi, les documents font défaut, et le témoignage de Richand n’en parle pas. Lui, il a manutentionné des caisses. Point. Je doute qu’on y trouve un Rubens, un Fragonard ou un Modigliani. Bien qu’on puisse rêver, sait-on jamais ? Je pense plutôt à des peintres moins connus du grand public, ce qui ne veut pas dire que leurs réalisations soient de peu. Loin de là ! Certains tableaux dus à des pinceaux dits de second ordre atteignent une jolie cote. L’Art, c’est comme ça : un jour, des mille et des cent, le lendemain, moins que rien. Ou l’inverse. Sous réserve d’être en bon état. Or nous savons que tous ces trésors ont été placés à la va-vite dans de simples caisses, sans aucune autre protection. D’après le témoin cité plus haut, certaines de ces caisses s’apparentaient plus à des cageots améliorés qu’à des coffres en châtaignier imputrescible ou à des boîtes doublées de feuilles de plomb ! Qui sait dans quel triste état elles peuvent être aujourd’hui ?… »

(Merci Houps !)
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
demolitiondan



Inscrit le: 19 Sep 2016
Messages: 9250
Localisation: Salon-de-Provence - Grenoble - Paris

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 19:40    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
. C’est bête. Il s’était acheté une belle voiture. Et puis il a fait une mauvaise chute. Si tu veux mon avis, il a peut-être un peu trop réclamé plus. On saura jamais.


Un bête accident. Un camion lui a roulé dessus ...deux fois.
_________________
Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
John92



Inscrit le: 27 Nov 2021
Messages: 1013
Localisation: Ile de France

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 20:27    Sujet du message: Répondre en citant

Ca manque de Marie Laforet votre histoire Razz
Vos Morfalous/pieds nickelés (je sens que ca va tourner comme ça) aurait besoin d'un bon épisode de pause pipi sur un peu de HT
Arrow Arrow Arrow Arrow Arrow
(Je relis demain, le retour de gros WE a été long ... 10 h .... péage de St Arnoult ...)
_________________
Ne pas confondre facilité et simplicité
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
houps



Inscrit le: 01 Mai 2017
Messages: 1809
Localisation: Dans le Sud, peuchère !

MessagePosté le: Dim Mai 21, 2023 21:41    Sujet du message: Re: Le Trésor de Champagne, Par HOUPS Répondre en citant

Hendryk a écrit:
Casus Frankie a écrit:
Le chauffeur, qu’Hersel appelait « Hans », prénom qui lui allait aussi bien que « Lolita » à une nonagénaire, s’enquérait de la santé de son moteur, imité en cela par Albert.

Un détail: le roman éponyme n'a été publié qu'en 1955, et Lolita, en 1944, est juste un diminutif hispanisant.


Bon, je rentre de W.E.-méga réunion de famille, merci pour vos commentaires. Une précision pour Hendryk (je suis faux-cul, c'est pas possible): la remarque n'est pas le fait d'un contemporain du chauffeur, elle n'est donc pas anachronique mais merci pour la précision, le diable, etc, etc... Very Happy
_________________
Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie.
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
John92



Inscrit le: 27 Nov 2021
Messages: 1013
Localisation: Ile de France

MessagePosté le: Ven Mai 26, 2023 20:51    Sujet du message: Répondre en citant

Avec du retard mais le taf m'a rattrapé au sortir du gros WE précédent:
...
Mi-mai 1944
...

Tourisme en temps de guerre
Sur les routes de France

...
... et d’un Renault T l, sinon pimpant, du moins en bon état, la publicité pour une célèbre marque de produit (produits ? ) lactés qui décorait naguère ses flancs mal recouverte d’un méchant gris passe-partout. Ces deux derniers véhicules virent eux aussi les chevaux de frise s’ouvrir devant eux sans plus de façon.
Dans le soir qui tombait, le trio roula sans encombre jusqu’à Château-Thierry, où, la nuit venant, on fit halte : hors de question de rouler dans ces conditions, ...
...
On dormit – plutôt mal, mais de raison justifiée – dans les véhicules garés dans un endroit qui parut ad-hoc. Plutôt mal, d’une part parce que l’espace dans les voitures et le camion (fourgon ? ) était exigu et peu apte à ce genre d’exercice ...
...
Non pas en prévision d’une telle éventualité, mais parce qu’il était sien, le conducteur du fourgon avait obtenu de charger son “clou” à l’arrière du fourgon (du dit fourgon ? ). Si l’opération avait tenu du tour de force, l’idée s’avéra excellente : l’engin était de loin l’instrument le plus populaire de l’époque, donc discret, et permettait de couvrir une distance raisonnable dans un délai acceptable. Son propriétaire, jeune et débrouillard, était, quant à lui, suffisamment entraîné par de longs mois de pratique. Accomplir la besogne avec de bonnes chances de réussite parut fort raisonnable .
...

Confession
Extrait de Chercheurs de trésors, deuxième édition complétée et remaniée, par Erick Jeanbart, Ed. Arthaud, 2013.
Albert Richand – «...
Il a fallu prendre celui du camion (fourgon/Renault ?? –même si c’est un récit donc camion est acceptable mais je renvoie au texte précédent avec le problème de l’emport du fourgon vs camion –simple suggestion), qu’était pas prévu pour, ...
...
Le chef, le Félix, là, il nous a (à ajouter ?) interrogés une fois, ...
...
Si tu veux mon avis, il a peut-être un peu trop réclamé plus (à supprimer ? en trop avec le trop précédent ).
...
… Juste après qu’on a traversé la Marne, à Ablancourt ( c’était pas à Fontaine ? cf le texte de Mi-mai – ou alors sa mémoire lui joue des tours et là, licence poétique de notre Coon qui explique tout^^), on aurait pu prendre un autre chemin.
...
Avant, certifiée Gestapo, au prix mirifique ; d’un side-car, sans sa moto ; d’éléments de chenilles de divers calibres (on dit calibres pour les chenilles ? – simple question - ); d’essieux ; de bicyclettes ; ...
...
J’élargis donc peu à peu le champ de mes recherches, mais plus le temps passe (passait ? –concordance des temps- ), plus je suis (j’étais ?–idem- ) inquiet.
Pourquoi cette inquiétude ? Eh bien, l’une des causes en est (était ?–idem- ), bien sûr, la disparition progressive et inéluctable de potentiels témoins.
...
_________________
Ne pas confondre facilité et simplicité
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Casus Frankie
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 13715
Localisation: Paris

MessagePosté le: Ven Mai 26, 2023 21:40    Sujet du message: Répondre en citant

D'abord, c'est un texte de Houps.
Ensuite, "un peu trop réclamé plus" - pas très français en général, certes, mais dans certaines régions-époques-milieux, oui !
calibre peut être utilisé comme synonyme familier de taille.
A la fin, on est bien "revenu" au présent.
_________________
Casus Frankie

"Si l'on n'était pas frivole, la plupart des gens se pendraient" (Voltaire)
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
loic
Administrateur - Site Admin


Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 8936
Localisation: Toulouse (à peu près)

MessagePosté le: Dim Mai 28, 2023 16:05    Sujet du message: Répondre en citant

Le texte a été ajouté dans la rubrique Grands récits, une consécration en un temps record Very Happy
_________________
On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
houps



Inscrit le: 01 Mai 2017
Messages: 1809
Localisation: Dans le Sud, peuchère !

MessagePosté le: Mar Mai 30, 2023 17:39    Sujet du message: Répondre en citant

Merci aux (e)lecteurs, et à Loïc pour cette installation au pinacle... Very Happy
_________________
Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie.
Revenir en haut de page
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé
Montrer les messages depuis:   
Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    Fantasque Time Line Index du Forum -> Récits romancés Toutes les heures sont au format GMT + 1 Heure
Page 1 sur 1

 
Sauter vers:  
Vous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Vous ne pouvez pas éditer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas supprimer vos messages dans ce forum
Vous ne pouvez pas voter dans les sondages de ce forum


Powered by phpBB © 2001, 2005 phpBB Group
Traduction par : phpBB-fr.com